La chronique de Moscou #4

par Nicolas Ceccaldi-Audureau

#4 Twist

Est-ce que la couleur politique d’un artiste peut modifier notre regard sur son œuvre ? À l’évidence, oui. Qu’est-ce que le regard si ce n’est la connaissance préalable que l’on a de ce qui est vu ? Qu’on pense aux futuristes. Marinetti et son adhésion au fascisme en 1919. Comment comprendre son œuvre sans y inclure sa vision et la philosophie dont elle est porteuse ? Tout serait donc affaire de connaissances préalables. Jusqu’ici tout va bien. Mais dès lors que ces connaissances coudoient des considérations éthiques ou politiques, l’affaire se corse. Doit-on tenir compte de la couleur politique d’un artiste ou peut-on en faire abstraction ? Peut-on estimer le travail d’une personne dont nous n’estimons pas les idées ? dont nous qualifierions les idées de nauséeuses ou d’intolérables ? À l’évidence, non. Impossible d’apprécier le travail de Santiago Sierra si nous ne partageons pas son point de vue. Ce que veut l’artiste nous le voulons aussi, sans quoi nous ne voudrions pas de lui comme artiste. À l’inverse, une appréciation politiquement neutre est une appréciation dangereuse car atteinte de cécité et d’amnésie. Et de fait, lorsque nous regardons nous sommes impliqués dans l’histoire. Alors, autant avoir le courage de défendre ses idées. Bref. Si tout cela semble aller de soi ou frôler l’aphorisme à l’esprit serein d’un européen de Maastricht, tant mieux ! Pourtant, ailleurs…

Alexei Belyaev-Gintovt, Frères et soeurs, encre noire et or sur toile, 2008 (l'oeuvre qui a remporté le Prix Kandinsky)

Alexei Belyaev-Gintovt, « Frères et soeurs », encre noire et or sur toile, 2008

Pourtant, la communauté moscovite de l’art est en émoi suite aux événements survenus lors de la dernière édition du Prix Kandinsky. Le 10 décembre dernier, les membres du jury (1) ont désigné à la majorité Alexei Belyaev-Gintovt, artiste ultra-nationaliste, membre et affichiste du parti Eurasie, proche du leader et idéologue Alexander Dugin, grand gagnant du prix 2008. Une déflagration. Au moment de l’annonce de la délivrance du prix prononcée par Boris Groys, Anatoly Osmolovsky, lauréat du prix 2007, se lève pour scander : « Honte ! Honte ! Honte ! » Tout le monde s’agite. Friedhelm Hütte, directeur de la collection Deutsche Bank Art et membre du jury, lui, applaudit ostensiblement. À l’extérieur, des membres de Chto Delat! se mobilisent et manifestent : « Honte à Kandinsky ! » Mais, les votes sont clôturés. Jean-Hubert Martin, commissaire de la prochaine biennale de Moscou 2009 et également membre du jury du Prix Kandinsky, est absent ce soir-là pour des raisons de santé. Il n’a donc pas voté au second tour. Par la suite, il s’étonnera de la décision finale, accusant la faiblesse artistique des œuvres retenues. Pour autant, il semblerait qu’il ait lui-même attribué 9 points sur 10 à Alexei Belyaev-Gintovt lors des premières sélections. Une palinodie qui laisse songeur. Plus tard, Friedhelm Hütte lui aussi reviendra sur son choix, pourtant publiquement assumé lors de la remise du prix. « Suite à des discussions intenses avec mes collègues, dira-t-il, j’ai cru pouvoir prendre une décision en connaissance de cause. Cela n’a peut-être pas été le cas. Aujourd’hui j’en suis navré et je regrette cette situation. » Est-ce à dire que ses collègues auraient escamoté des informations ? Peu convainquant. Plus probable est qu’il n’envisageait absolument pas un tel tollé. Et qu’il fut tenté de retourner sa veste. Pareillement, quoique plus honnête, Valerie Hillings, curatrice du Guggenheim Museum à New York et membre du jury précisera n’avoir voté qu’en fonction des œuvres présentées, sans tenir compte de la nature et de l’engagement politiques de l’artiste. Est-ce possible ? Manifestement, il y en a qui dorment paisiblement à New York. Mais à quoi ressemblent les œuvres d’Alexei Belyaev-Gintovt ?

Alexei Belyaev-Gintovt, « Sébastopol, ville russe », impression numérique, 2005

Acteur de la première heure du mouvement artistique néo-figuratif issu des années 80 nommé Nouveau Sérieux, Alexei Belyaev-Gintovt exploite, sans plaisanterie ni double sens, les symboles et les images du stalinisme comme autant de bons souvenirs d’un passé héroïque. Du rouge, de l’or et une iconographie qui galvaniserait un mouton. Des étoiles, du feu, des corps tendus. Des affiches aux slogans vindicatifs et sans détours : « Tout brûler ! », « Nous reprendrons tout ! » Des matriochkas armées jusqu’aux dents. Le tout d’une qualité formelle irréprochable. Les uns disent que c’est un bon artiste ; les autres considèrent que tant de sérieux rend son œuvre prosaïquement premier degré (2). Toujours est-il que lui-même est particulièrement lucide et considère son art comme symptomatique du monde contemporain : « Mon art représente la majorité des Russes alors que mes détracteurs sont chez les libéraux. Je veux que mon art mobilise le peuple pour soutenir les traditions de notre pays. » Le prix qui vient de lui être attribué lui donne incontestablement raison. Le plus inquiétant est évidemment qu’il en ait à ce point conscience. Car, en effet, là réside le problème : Alexei Belyaev-Gintovt incarne la vitalité, la vision, l’esprit tendu vers un avenir glorieux… tant de rêves qu’une majorité de russes partage. Mais vous aurez également remarqué que nous avons perdu le fil de notre affaire. Entendez par-là qu’il ne s’agit plus désormais que d’une question idéologique et que la matrice artistique a été subrepticement évacuée. On pourrait se demander, à l’instar de la confusion que provoquent les scènes subliminales du film Fight Club, à quel moment cela s’est produit. Quel twist nous a fait changé d’horizon ?

À cela, une réponse semble bienvenue. Celle des artistes britanniques Jake & Dinos Chapman et de leur série If Hitler Had Been a Hippy How Happy Would We Be. L’exposition, l’été dernier à la galerie White Cube de Londres (3), d’aquarelles attribuées à Adolf Hitler sur lesquelles les deux artistes acquéreurs ont directement rajouté, ici un arc-en-ciel, là un soleil, a provoqué elle aussi sont flot d’indignations. Avaient-ils le droit de faire ça ? En France, également, cela a produit une discussion bienvenue qui, cependant, aurait mérité d’aller plus loin. Jean-Max Colard monte au créneau dans Le Monde et traite les artistes anglais de mauvais artistes contribuant à un « révisionnisme cool » (4). Et Richard Leydier de rétorquer dans son éditorial d’Art Press : « tenter de nous faire croire que les aquarelles du Führer sont plus importantes que les œuvres des Chapman, çà oui, c’est du révisionnisme pas cool » (5). Pour résumer le débat. Mais la vraie question, semble-t-il, est ailleurs ; et rejoint notre histoire du Prix Kandinsky : est-on éthiquement en droit de considérer les aquarelles de Hitler comme des œuvres d’art ? Des documents, certes. Mais leur attribuer le statut d’œuvre reviendrait à créditer d’une qualité artistique, et donc humaine voire humaniste, les aquarelles du plus grand criminel du XXème siècle. Cela reviendrait précisément à tenter de mettre au second plan et, pourquoi pas, d’évacuer la connaissance que l’on a de celui qui les a réalisées et des idées dont il était porteur, pour apprécier la forme. Est-ce possible ? Si tel était le cas, cette simple tentative ramènerait les aquarelles d’Hitler à un statut ontologiquement équivalent à la table qui les soutient. Et nierait leur statut d’œuvre d’art. Ce que ne réfuterait pas un Filliou bouddhiste. Mais là n’est pas tout à fait la question. Il faut admettre qu’il existe un seuil au-delà duquel la charge politique ou idéologique d’un objet évacue sa valeur proprement artistique. Et il nous faut comprendre à quel moment le poids de la connaissance opère un changement ontologique du statut de l’objet, car il représente la limite de nos attributions. Qu’est-ce qui est art ? Qu’est-ce qui est propagande ? Quel rôle joue l’entre-deux ? Où l’œuvre des Chapman vient brillamment répondre au manque de discernement des membres du jury du Prix Kandinsky 2008.

Quant aux aquarelles d’Adolf Hitler, et au regard de l’Histoire, il faut admettre que ce sont de très mauvaises aquarelles et rendre hommage aux sanctions prononcées par les Beaux-Arts de Vienne en 1907 et 1908 ; ou mieux encore peut-être, postuler, comme le fait Eric-Emmanuel Schmitt dans La Part de l’autre et comme pourrait le suggérer en dernière analyse la minimale et magistrale intervention des frères Chapman, qu’à un moment donné nous ayons pu manqué de discernement et qu’Adolf H. eût pu être un bon artiste…

Nicolas Audureau

(1) Les membres du jury du Prix Kandinsky 2008 étaient : Jean-Hubert Martin,  Valerie Hillings, Andrey Erofeev,  Friedhelm Hütte, Ekaterina Bobrinskaya et Alexander Borovskiy http://www.kandinsky-prize.ru/about/jury
(2) Voir à ce sujet l’article de Max Seddon paru sur le site de la revue Frieze : http://www.frieze.com/comment/article/the_kandinsky_prize/
(3)  If Hitler Had Been a Hippy How Happy Would We Be,  galerie White Cube, Londres, du 30 mai au 12 juillet 2008
(4) Jean-Max Colard, Sur quelques aquarelles d’Hitler, Le Monde du 24 octobre 2008
(5) Éditorial de Richard Leydier, Art Press n°351, décembre 2008


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