Deux pièces meublées à Vitry
Galerie municipale Jean-Collet *, du 23 mars au 4 mai 2014.
Interroger la relation mobilier / sculpture / installation, voilà un sujet risqué [1]. A fortiori avec John Armleder en exergue du statement curatorial. Moult tentatives antérieures. Pléthore d’œuvres d’art détournant des objets du quotidien, empruntant les stratégies du design. Quelques neutralisations de ladite œuvre d’art dans son contexte, devenant un élément parmi d’autres du décor. Mais avec un calembour pour titre, certes beaucoup d’humour, mais également de poésie, Deux pièces meublées dépasse rapidement la seule question de l’usage et de la fonction. L’exposition rend grâce à la formule de Nathalie Elemento, invoquant le « mobilier intérieur » au sens de ces « objets qui nous habitent ». Elle révèle (ou rappelle seulement, mais avec une telle jouissance formelle !) que ce qui habille nos habitats – ustensiles, meubles, revêtements – constitue des surfaces d’accueil pour le corps et l’esprit, des surfaces de projection physique et mentale.
Dès l’entrée dans la galerie municipale Jean-Collet, le visiteur comprend qu’il sera aussi et surtout question de strates et de mouvements. De picturalité même. Finalement moins d’Armleder et plus de Rauschenberg. C’est en effet la très belle installation D’une chose, l’autre #2 (2014) de Jean-François Leroy qui nous accueille, revisitant les classiques stockholderiens, déployant ses rouleaux de moquettes bleus et rouges au sol et sur les murs du hall. Et à y bien regarder, l’ensemble des œuvres (ou presque) présentées dans Deux pièces meublées met en jeu le passage de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité – et vice versa. Les sculptures lorgnent vers les cimaises : en équilibre sur deux pieds seulement, Haltung (2010), la table lestée d’une pierre de Katinka Bock, tient en appui sur le mur, tout comme la mousse de rembourrage de Yet another fall (2011) de Mario D’Souza, qui, posée sur l’armature métallique d’une chaise d’écolier, dessine une nouvelle assise, un improbable toboggan. Les peintures, elles, saillissent du mur, s’en détachent, tels L’Ours et le Chevalet (2009) de Laurent Suchy, le panoramique urbain en bas-relief et haut-relief I got more rhythm (2014) de Manuel Salvat ou encore Consolat 6 de Manuel Salvat et Thomas Jocher, rencontre fortuite d’une croûte-paysage sur socle-meuble figurant lui-même un immeuble. Très réussie, la série de chaises pliées de Rémi Uchéda (Plier, 2014) ramène l’objet au plan et aux lignes quand Ne pas y penser de Nathalie Elemento (2011) transforme une table de travail en patron prédécoupé, en attente des pliages qui créeraient une autre sculpture. On retrouve avec plaisir la vidéo de Vincent Mauger, tronçonnant morceau par morceau la table en bois sur laquelle il se tient debout, dans un bel écho à la pièce de Katinka Bock ; on sourit devant cette remise à plat – à planches ! – du volume, qui éclaire les autres réalisations de l’artiste. On retrouve également la Left Handed Rietveld chair (2007) de Julien Berthier qui, comme l’indiquent son titre et l’ondulante hésitation de sa forme, est une copie de la main gauche du célèbre fauteuil, modélisée puis construite ; ici encore, des croisements et des inversions dans les relations plan / volume.
Sans compter, évidemment, la bibliothèque-cimaise d’Alexandra Sà, se rétrécissant (ou s’élargissant !) tel un flat-iron domestique. Elle semble poser en manifeste l’irrésistible tropisme de la verticalité des murs. Et s’affirme comme une autre variation autour du projet et de la projection, au sens quasi architectural du terme. Campée sur ses étais, elle présente un certain nombre d’ouvrages choisis par les artistes de l’exposition ainsi que des œuvres d’Alexandra Sà elle-même ou encore d’Ann Guillaume et Rémi Uchéda. The almost flat Library (2014), qui se trouve placée à la fin du parcours de visite, nous donne rétrospectivement quelques clefs supplémentaires sur l’exposition : à l’instar de L’esprit de l’escalier (2005) de Stéphanie Nava, Deux pièces meublées procède par feuilletage de sens et de formes. Il ne s’agit pas tant de creuser davantage le sillon de la réflexion sur l’objet que de replier constamment les problématiques les unes sur les autres pour perdre le visiteur dans un univers plus poétique qu’on ne l’aurait présumé. On remarquera notamment les drôles d’anticipations de Julien Pastor qui, sous les atours de bricolages lunaires renvoient à des formes historiques, tel le Lit de Paul (2014), réalisé d’après le manuel d’auto-construction d’Enzo Mari et présenté en regard d’étranges « antennes personnelles » en laiton, attrape-rêves pour techno-paranoïaques. Objets inanimés avez-vous donc une âme ? Une vie propre en tout cas : ça pèse, ça s’élève, ça embrasse les colonnes, ça court dans l’escalier, ça hésite entre l’équilibre et la chute, ça se plie et se déplie, ça s’enroule. Comme dans toute projection, il y a des stases dans le mouvement, des quartiers de pneus d’avion pour envols stoppés (Rémi Uchéda, Un huitième d’envol, 2010). Mais cette tension vers le chorégraphique n’étonnera guère le visiteur familier de la pratique d’Alexandra Sà, co-commissaire de l’exposition avec Catherine Viollet.
On pense à la série des « Assistants domestiques » imaginée par l’artiste Vincent Loiret [2] en référence à un court essai de Giorgio Agamben, « Les Assistants ». Le philosophe italien y rend hommage à ces objets-talismans inutiles mais secrètement gardés ainsi que ces êtres merveilleux – bons ou mauvais génies – qui incarnent une vérité qu’eux-mêmes ne comprennent pas. « L’assistant est la figure de ce qui se perd. Ou, mieux, de la relation avec ce qui est perdu. » [3] L’ameublement des deux pièces de la galerie municipale Jean-Collet installe quelque chose d’une perte où la forme suivrait tout de même cette mystérieuse vacance. Et l’exposition, elle, y gagne.
- ↑ Texte de présentation de l’exposition.
- ↑ Vincent Loiret
- ↑ Giorgio Agamben, « Les Assistants », in : Profanations, traduction française par Martin Rueff, Paris, Rivages, 2005, p. 37.
- * Commissariat : Catherine Viollet et Alexandra Sá.
- Avec : Julien Berthier, Katinka Bock, Mario D’Souza, Nathalie Elemento, Jean-François Leroy, Vincent Mauger, Stéphanie Nava, Julien Pastor, Alexandra Sá, Manuel Salvat et Thomas Jocher, Laurent Suchy, Rémi Uchéda.
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- Du même auteur : François Taillade, Wael Shawky, Al-Qurban / The Offering, Agir dans ce paysage,
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