Alexandre da Cunha

par Rozenn Canevet

Aucun titre n’est alloué à la première exposition personnelle en France d’Alexandre da Cunha. En effet, inutile d’essayer de saisir par une formule d’ensemble ce qui se joue par la singularité de l’acuité. D’emblée saute aux yeux la qualité du raffinement appliqué à chacune de ses productions, lesquelles sont, en l’occurrence, aussi élégantes que jubilatoires. L’artiste britannique, d’origine brésilienne – double nationalité ô combien récupérée par une certaine médiatisation dont l’artiste se joue en bonne et dûe forme – manipule une densité de registres. S’y côtoient en toute allégresse des références aux masterpieces de l’art européen du xxe siècle (Duchamp, Magritte, Brancusi) avec des procédés de détournement, d’assemblage, de bricolage et de montage, de citation et d’appropriation. Le tout imprégné de problématiques d’hybridation des genres, d’ethnocentrisme, de cultural studies qui viennent secouer le règne des stéréotypes.

Jusqu’ici, rien de très singulier. Si ce n’est cette manière si personnelle que da Cunha possède d’ennoblir l’ordinaire, voire le prolétaire, en prenant systématiquement le revers de la chose comme mot d’ordre. Au rez-de-chaussée, sa Red Fountain agence ainsi deux des œuvres  les plus fondatrices de la sculpture moderne : une superposition de pots de fleurs surplombés d’une noix de coco en plâtre sur socle en béton dans laquelle trône une paille rouge en plastique. Allusion à une certaine idée de l’exotisme réduit à son signe, da Cunha la traite ici à contre-pied avec désinvolture et humour. La série des Bust commencée en 2007 témoigne du même processus de graduation interprétative : la figure du buste, classique en son genre sculptural, prend la forme de balais à franges teintées et retournées pour être plantés dans des socles en béton. Echos anthropomorphiques à la série de tapisseries murales intitulées Kentucky dont on peut contempler le superbe spécimen Kentucky Pied de Poule II (2011), c’est autant de nouvelles perspectives sur la réception culturelle des objets et leur signification dans la culture matérielle qui est ici mise en avant. Sans pour autant que l’artiste ne fasse de ces questions de maîtrise de savoir-faire un ressort prioritaire de son travail : il délègue l’exécution de la teinture comme le tissage des franges à des artisans car chez lui, comme le souligne la co-commissaire de l’exposition Zoé Gray, « la corvée artistique ne remplace pas  la corvée domestique »[1].

* grande salle Alexandre da Cunha Vue de l’exposition du Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire © Marc Domage

Jouant avant tout sur la valeur d’usage des objets comme sur l’usage de leurs valeurs, l’artiste met en place une esthétique de contradiction des modèles du genre. La série Terracotta Ebony initiée en 2002, précieux assemblages de têtes de ventouses sur socle blanc, catalyse ainsi l’archaïsme de la poterie avec le postmodernisme formel du design de Memphis. L’œuvre Terrain (2007) déploie sur un socle horizontal un étrange tableau au sol de cannes jointées par des extrémités de gants en caoutchouc, jouxtant le paysage à la dynamique verticale de Piece of land (2007), constitué de boîtes de conserve desquelles s’érigent de méticuleux assemblages de cordes, fils de laines tendus sur des balais, tandis qu’au mur une peinture sur châssis au motif burenien se révèle être des stores. À ce principe d’inversion et de substitution des valeurs, da Cunha excelle à manipuler les signes et les indices de ce qui se veut avant tout une réflexion sur la « la fabrication d’images par la sculpture ». Il en est de même pour la série de pots intitulée Full Catastrophe (Drums) produite cette année. Trois contenants sur socles à hauteur d’yeux se laissent admirer, semblables à des objets issus d’une collection d’arts premiers. Le leurre opère parfaitement jusqu’à ce qu’une autre lecture ne les fasse basculer dans une autre civilisation, celle de notre société post-industrielle. Les traces et autres stigmates des surfaces de ce qui se révèle être de simples cuves de bétonnières énoncent alors tout autre chose, évoquant tant la gentrification urbaine qu’une dimension archéologique.

Si désormais, « l’idée du readymade a été si bien intégrée que l’utilisation d’objets de la vie quotidienne comme matière première artistique paraît aussi évident que l’usage de la peinture à l’huile »[2], Alexandre da Cunha se pose comme l’indigne héritier de Duchamp. Alors que ce dernier interdisait de voir dans ses objets une quelconque forme de beauté, da Cunha au contraire, s’en revendique. Pour autant, cette indiscipline ne saurait masquer ce que les deux hommes ont en commun. Une certaine clairvoyance et une finesse d’esprit comme un sens aigu de l’élégance en guise de réponse à leurs époques. Deux dandys, en quelque sorte, dont le siècle d’intervalle n’a pas usé cette manière d’embrasser l’hétérogénéité du divers, à partir d’un objet.

 

[1] Zoé Gray, Ne pas verser de peinture sur une banane. La poésie du béton d’Alexandre da Cunha, éditions Cobogo, 2012, pp.15-23.

2 Laura Hoptman, « Going to pieces » dans Unmonumental: The Object in the 21 century, éds Richard Flood,  Laura Hoptman, Massimiliano Gioni (New York, Phaidon & the New Museum, 2007), p. 138. Cité par Zoé Gray, idem.

 

Alexandre da Cunha, Le Grand Café, Centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, du 6 octobre au 30 décembre 2012.


 


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