Alejandro Jodorowsky

par Alexandrine Dhainaut

CAPC, Bordeaux, du 28 mai au 31 octobre 2015

On ne sait par quel bout prendre l’œuvre d’Alejandro Jodorowsky (« Jodo » pour les intimes), tant le curriculum vitae du monsieur a l’épaisseur d’un roman. Dans les grandes lignes, ça donne à peu près ça : né en 1929 au Chili, il fut l’assistant du mime Marceau au début des années 1950, fondateur avec Roland Topor et Fernando Arrabal du mouvement Panique au sein duquel il s’adonna aux happenings, créateur d’un théâtre d’avant-garde à Mexico dans les années 1960, réalisateur à partir de 1968, avec Fando et Lis (sa filmographie compte huit longs métrages, dont le culte El Topo, et le dernier, La Danza de la realidad, sorti en 2013), essayiste, romancier et scénariste déjanté pour le 9e art avec la série de science-fiction incontournable L’Incal, créée dans les années 1980 en collaboration avec Jean Giraud, alias le génial Moebius.

Alejandro Jodorowsky, La Montagne Sacrée, 1974. Affiche du film.

Alejandro Jodorowsky, La Montagne Sacrée, 1974. Affiche du film.

Des cent vies artistiques de ce franco-chilien, le CAPC propose un dense résumé à travers un labyrinthe de cimaises qui transforme totalement la nef centrale. Imaginé par l’architecte Andreas Angelidakis à partir des vingt-deux arcanes du tarot (eh oui, Jodo est aussi tarologue), ce parcours tente de classer par genre les diverses activités de l’artiste tout éclairant peu les trajectoires tant il y en a. On déambule donc dans un dédale de couloirs et de recoins, d’élévations architecturales et d’espaces intimes (entre autres, une chapelle — pour ne pas dire un mausolée — trapézoïdale ayant pour seul contenu un exemplaire du projet d’adaptation de Dune1 ; des espaces de lecture fermés regroupant les bandes dessinées dont il fut le scénariste fou ou ses essais ésotériques ; une structure en spirale exposant les récents dessins surréalistes réalisés à quatre mains avec son épouse ; un amphithéâtre conçu pour les projections d’extraits de films, etc.).

Vue de l'exposition au CAPC. Photo : Arthur Péquin.

Vue de l’exposition au CAPC. Photo : Arthur Péquin.

Vue de l'exposition au CAPC. Photo : Arthur Péquin.

Vue de l’exposition au CAPC. Photo : Arthur Péquin.

Aussi compliqué à résumer que le CV : le style jodorowskien, union de Kenneth Anger, Luis Buñuel, Federico Fellini et Madame Soleil sous psychotropes. Mélange des genres assez inclassable et intemporel (néanmoins marqué par une esthétique new age), Jodo y unit toutes les mythologies, les religions et les époques pour donner forme à un énigmatique magma de formes païennes et délirantes, et trouve avec le cinéma le médium à la mesure de sa démesure. De El Topo à Santa Sangre en passant par La Montagne Sacrée, il alterne les plans-tableaux hyper-esthétisants, les visions hallucinées, les scènes trash, sexuelles, poétiques ou mystiques.

Avec ses nombreuses archives inédites (en tête, la masterpiece : Skull chair, dessinée par H. R. Giger qui aurait dû servir au décor de Dune et qui devient ici l’objet fétiche devant lequel les fans viennent se prosterner) et l’omniprésence de Jodorowsky dans tous les coins (sa propre mise en scène dans tous les médiums qu’il a explorés mais aussi les vidéos à l’adresse directe des visiteurs), cette première grande rétrospective démontre l’aura incontestable d’un artiste qui a marqué les années 1970-80 et contentera sans aucun doute les aficionados du « psychomagicien ». Mais qu’en sera-t-il des autres ? Que ce soit le style naïf des récents dessins auxquels on préfère les planches de BD Fabulas Panicas, drôles et foisonnantes, dessinées à partir de 1967, le dernier film, la tournure que prennent ses récentes performances autour de la pratique du tarot, ou ses séances d’amour collectif, on en perd un peu son latin contemporain.

Alejandro Jodorowsky, Fabulas panicas, décembre 1967. Dessin

Alejandro Jodorowsky, Fabulas panicas, décembre 1967. Dessin

On ne peut pas non plus dire qu’il soit une référence récurrente des deux ou trois dernières générations d’artistes, en dehors du septième et neuvième art (et du rappeur Kanye West qui a démontré dans sa dernière tournée toute l’influence jodorowskienne). Car l’univers para-hyper-symbolique, même s’il semble avoir copieusement nourri les films de Matthew Barney (d’aucuns qualifient l’artiste américain de plagiaire), peut autant fasciner que laisser totalement perplexe. Même si la Montagne n’est pas sacrée pour tout le monde, elle a choisi avec quelques années d’avance la transdisciplinarité, l’absolue liberté des genres et des formes comme étendard artistique et politique. En cela, Alejandro Jodorowsky est on ne peut plus contemporain.

Alejandro Jodorowsky, Fabulas Panicas, 9 juin 1968. Collage

Alejandro Jodorowsky, Fabulas Panicas, 9 juin 1968. Collage

1 Projet d’adaptation au cinéma du roman éponyme de Frank Herbert dont Dalí et Orson Welles devaient tenir les rôles-titres, sur une musique de Pink Floyd et Magma, abandonné par manque de soutien des studios hollywoodiens. C’est finalement David Lynch qui le réalisera en 1984.

 



 


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