Agir dans ce paysage

par Marie Cantos

Au CIAP de l’île de Vassivière, du 7 juillet au 6 octobre 2013

Toute activité humaine génère des lignes : des fils et des traces, distingue Tim Ingold dans son ouvrage Une brève histoire des lignes [1], qui peuvent devenir des surfaces ou des motifs. L’anthropologue anglais pose les bases d’une « anthropologie comparée de la ligne », opposant notamment l’occupation à l’habitation « qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage » [2]. Mais comment habiter un monde déjà occupé ? C’est la question que pose en filigrane l’exposition collective Agir dans ce paysage actuellement présentée au Centre International d’Art et du Paysage de l’île de Vassivière. Car il s’agit bien d’agir non pas sur mais dans, et de repenser cette opposition au sein d’un paysage bien particulier : celui du lac artificiel de Vassivière, créé par l’homme dans les années 1950 afin de ménager une réserve d’eau suffisante pour le barrage EDF [3]. Vidés tous les hivers depuis, il révèle des paysages fantomatiques qui inspirent les artistes invités là [4]. Agir dans ce paysage propose différentes stratégies certaldiennes pour résoudre ce tiraillement entre nature et artifice, en inventant ou réinventant l’espace par l’errance et l’expérimentation [5]. A la différence près qu’il ne s’agit pas tant de se le réapproprier que de le rendre visible, de se le rendre visible à soi. Comme on appose une marque sur un arbre afin de s’orienter dans le labyrinthe touffu d’une forêt. Comme on redécouvre des détails ignorés dans un paysage familier rendu méconnaissable par un tapis neigeux. Comme Thoreau peut écrire Walden ou la vie dans les bois (1854) en se retirant à quelques pas du monde à peine – et d’Emerson, en l’occurrence.

Dès la première salle de l’exposition se déclinent différentes manières d’habiter. Marianne Lanavère élabore un accrochage où les œuvres, paradoxalement, dialoguent de manière intime au sein de l’imposante « Nef » du CIAP. Une tente en tissu peint accueille le visiteur, oblitère la perspective et, se faisant, rompt avec l’occupation monumentale à laquelle incite souvent le lieu. Das Türkise Zustandsgrab [La Tombe turquoise de l’état des choses] (2010) de Reto Pulfer (1981) s’inspire des chambres funéraires antiques, mais on ne peut s’empêcher d’y reconnaître aussi la cabane des robinsonnades enfantines. D’ailleurs, cette cabane éclaboussée de peinture mauve, jaune et turquoise convoque tout autant l’histoire du paysage impressionniste que le souvenir des images abstraites qui se forment sur les paupières fermées au soleil.
On retrouve ces impressions lumineuses et colorées dans les images d’Anne-Lise Seusse (1980), des transcriptions photographiques d’expériences visuelles de Pascal, énigmatique personnage ayant fait le choix de vivre hors de la ville, dans une caborne, cabane en pierres sèches utilisée jusqu’au XIXe siècle par des carriers des Monts d’Or [6]. La scansion tenue de l’accrochage rapproche et éloigne quelques unes des photographies qui compose la série : un portrait de Pascal, la caborne où il vit, des visions, les prémices d’un abri dans la forêt. A la série Pascal (2012-2013) répond une autre série de cette « anthropologue des espaces lisières » (Pascal Beausse). Mont Verdun (2008-2011) nous emmène sur un champ de tir de ball-trap. Les collines y sont recouvertes d’une pellicule de pigments rouges, déposée par les débris de pigeons d’argile tombés. Tout comme l’installation de Reto Pulfer, cette série de photographies renvoie à l’histoire de la peinture de paysage.
Porcelaine blanche, Polystyrène blanc (2003) [7] d’Anita Molinero (1953) pose sa blancheur en étonnant contrepoint et contremploi, loin de ses sculptures souvent colorées aux matériaux manipulés, dégradés. L’œuvre évoque tout à la fois un totem domestique, un trilithe préhistorique et une termitière parallélépipédique. Des niches pratiquées dans la matière abritent des répliques en porcelaine de paniers en plastique bon marché. A nouveau, on ne peut s’empêcher de penser à cette irrépressible manie qui consiste à creuser le polystyrène des emballages, avec délice. Un geste commun, un rituel du quotidien, instinctif.
Toutes les œuvres présentées dans la « Nef » relèvent d’une forme de rituel, qu’il soit de l’ordre de l’intime (ces moindres maux par lesquels on se rassure), du social (les tribus contemporaines – rolistes, riders, tireurs, etc. – qu’Anne-Lise Seusse suit patiemment), de l’existentiel (recréer son terrier, sa cabane), du spirituel (les rites funéraires et, plus généralement, les rites sacrés). Elles forment d’ailleurs une ronde autour de Ghost Dance [Danse des esprits] (2010) qui occupe le centre de la salle. Le visiteur se trouve naturellement enclin à tourner autour de cette sculpture, comme Julien Dubuisson (1978) a exécuté sa danse circulaire, une « danse des esprits » inspirée par un rituel amérindien, afin d’imprimer la marque de ses pieds nus dans le sol. L’artiste raconte avoir créé l’œuvre après avoir eu, en rêve, une vision de cette danse. A travers elle, il met en scène la part de magie de la création artistique ; avec cette version en ciment de l’empreinte obtenue, il se prémunit de toute littéralité.

Anita Molinero, Porcelaine blanche, Polystyrène blanc, 2003. Porcelaine et polystyrène - Réalisé au CRAFT, Limoges © Photo : Aurélien Mole

Anita Molinero, Porcelaine blanche, Polystyrène blanc, 2003. Porcelaine et polystyrène – Réalisé au CRAFT, Limoges © Photo : Aurélien Mole

Une autre œuvre de Julien Dubuisson est montrée dans la « Salle des études » : Betula Pendula (bouleau) (2013), qui a été réalisée en collaboration avec Maggy Cluzeau (1977) à l’occasion d’une résidence au Château de l’île de Vassivière, au printemps 2013. Il s’agit cette fois-ci de l’empreinte d’un arbre, agissant comme synecdoque – une manière de rendre compte de l’impossibilité à embrasser un paysage dans son entièreté [8]. Une fois remis à plat, le moule en silicone coulé sur le boulot a pu donner lieu à une version en plâtre et bidimensionnelle du tronc. Présentée au mur comme une peau de serpent chez un naturaliste, Betula Pendula (bouleau), impose par son ampleur, sa précision mais aussi son titre latin digne d’un herbier ; dans le même temps, elle produit une image étrange, légèrement inquiétante : celle d’une peau collée au monde comme la carte à l’échelle 1:1 recouvrant tout le pays, dans Sylvie et Bruno de Lewis Caroll (1889-1893) [9].
A cet échantillon de paysage répond celui, allusif et indiciel, déployé par Mélanie Blaison (1981). Un paysage lui aussi « mis à plat ». L’artiste a juxtaposé, superposé, feuilles de papier, morceaux de carton, dans une vaste caisse américaine posée sur des tréteaux. Ces papiers, elle les collecte, les archive, les classe depuis 2007. Elle les trouve dans des lieux de passage et les choisit pour leur qualité picturale propre (surface, texture, couleur, mots, etc.) qu’elle « aide » parfois : un frottage, un jus pigmenté, un aplat de terre, une empreinte à la craie, des morceaux de phrase tapées à la machine à écrire. L’ordonnancement est subtil : un geste simple – une pliure – crée un relief, le choix des couleurs – des beiges, des ocres, des bleus – un panorama.

Mélanie Blaison, Sans titre, 2013. Bois, divers papiers, techniques mixtes - Courtesy de l’artiste © Photo : Aurélien Mole

Mélanie Blaison, Sans titre, 2013. Bois, divers papiers, techniques mixtes – Courtesy de l’artiste © Photo : Aurélien Mole

De ces deux relevés poétiques du monde, le visiteur passe naturellement au « Petit théâtre » où Pierre Redon (1976), artiste, compositeur et musicien, présente une étape et une version d’un projet transdisciplinaire plus large intitulé Tülü, du nom d’un tapis archaïque turc en poils de chèvre d’Anatolie. L’installation se compose dudit tülü, de capes en laine feutrées, d’une pièce musicale jouée en sextet ainsi que d’un endroit où le visiteur est invité à laisser une mèche de cheveu ensuite fixée sur une des capes. L’ensemble de ces mèches de cheveux servira ensuite au tissage d’un « tapis corps » par des artisans d’Afyon, l’installation faisant en cela écho à l’ouvrage cité plus haut, où Tim Ingold rappelle la portée métaphorique du tissage et du tressage (comme corps ou métabolisme).

Au sous-sol, dans « L’Atelier », on découvre Hot-Dog (2013), un moyen-métrage de Julie Chaffort (1982) projeté dans l’obscurité. Egalement réalisé à l’occasion d’une résidence au Château de l’île de Vassivière, à l’hiver 2012, le film suit Rose qui décide, alors que tous fuient, de rester sur l’île, déguisée en Ignatus, cachée derrière une moustache et un chariot à hot-dogs. D’improbables tableaux se succèdent : un chasseur jouant du piano à un autre, en pleine forêt et sous le regard vide d’un renard empaillé, la vision lunaire de moutons sur un ponton isolé au milieu du lac, un homme en veston s’enfonçant dans les eaux glacées en tenant précautionneusement une bougie, etc. Les personnages, gourds et empêchés, évoluent au sein de paysages vides (voire vacants) et de plans fixes dont ils semblent prisonniers. Ils hantent le décor brumeux et enneigé de Vassivière, y passent, y repassent, s’y perdent, plus qu’ils ne l’habitent. Joyeusement absurde, doucement mélancolique.

Dominique Petitgand, Proche, très proche, 2006 / 2013. Installation sonore - Courtesy de l’artiste et de la galerie gb agency, Paris © Photo : Aurélien Mole

Dominique Petitgand, Proche, très proche, 2006 / 2013. Installation sonore – Courtesy de l’artiste et de la galerie gb agency, Paris © Photo : Aurélien Mole

Le parcours de l’exposition s’achève dans « Le Phare » avec l’installation sonore Proche, très proche (2006-2013) de Dominique Petitgand (1965). A moins qu’il ne débute là… Quel que soit le sens du parcours du visiteur, l’œuvre y occupe une place centrale (bien que physiquement périphérique). On se laisse d’abord surprendre au bas de la tour par des bruits de chocs métalliques. On gravit les marches en guettant ces bruits, en mesurant les silences, si importants. On arrive enfin au sommet où la voix d’une femme hésite, soupire, cherche ses mots, tente de décrire « des liens invisibles ». Là encore, des silences que le visiteur comble de ses propres réflexions, de ses souvenirs.
Depuis « Le Phare », le visiteur tente d’embrasser le paysage ; avec la pièce sonore de Dominique Petitgand, il peut aussi dessiner mentalement les lignes – fils et traces formant surfaces et motifs dans ce paysage – des hommes qui agissent dans ce paysage. Dessiner ces « liens invisibles » qui courent d’un bout à l’autre de l’île de Vassivière, et surtout, entre toutes les œuvres présentées dans l’exposition. Ceux-ci deviennent alors des ondes sonores (la voix dans les films de Julie Chaffort, la musique dans les installations de Reto Pulfer et de Pierre Redon, parfois même de Julien Dubuisson, etc.), des durées qui s’enroulent et se déroulent (résidences, processus de fabrication longs, œuvres évolutives ou retravaillées, etc.), une présence en creux du corps qui traverse l’exposition. Un « paysage mental » pour reprendre les termes de Dominique Petitgand au sujet de son travail.

Commissariat : Marianne Lanavère.
Avec Mélanie Blaison, Julie Chaffort, Julien Dubuisson et Maggy Cluzeau, Anita Molinero, Dominique Petitgand, Reto Pulfer, Pierre Redon, Anne-Lise Seusse.


  1. Ingold, Tim. Une brève histoire des lignes. Paris, Zones Sensibles, 2011.
  2. Op. cit., p. 108.
  3. Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans une opposition entre paysage naturel et paysage artificiel dans la mesure où la notion-même de paysage relève d’une construction intellectuelle.
  4. On se souvient notamment de la magistrale exposition de Dominique Ghesquière au début de l’année 2013 qui proposait précisément une variation poétique sur cette spécificité de l’île.
  5. De Certeau, Michel. L’Invention du quotidien. 1- Arts de faire. Paris, Gallimard, 1990.
  6. Anne-Lise Seusse finalise actuellement le premier volet d’une trilogie vidéo sur ces cabornes. C’est en retournant sur un site photographié des années auparavant qu’elle a rencontré Pascal, vivant là depuis deux ans.
  7. Cette sculpture a été produite par le CRAFT, Centre de Recherche sur les Arts du Feu et de la Terre dont on fête cette année les 20 ans.
  8. Hormis bien sûr, si l’on considère le paysage comme la portion que l’on « cadre » mentalement.
  9. Les artistes se sont inspirés de cet épisode précis de l’ouvrage pour créer l’œuvre.

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