r e v i e w s

VIe biennale de Melle

par Chloé Orveau

« Être humain et le savoir ensemble », du 22 juin au 29 septembre 2013

Sous le titre programmatique « Être humain et le savoir ensemble » [1], emprunté au jardinier de renommée internationale Gilles Clément, la VIe édition de la biennale internationale d’art contemporain de Melle, fête ses dix ans d’existence cette année et réunit trente-deux artistes et poètes internationaux.
La thématique choisie par Dominique Truco, la directrice artistique, ancre véritablement la manifestation dans le territoire rural des Deux-Sèvres, avec des productions d’œuvres inédites, porteuses d’un vent de liberté, dont certaines, créées en symbiose avec le paysage, convoquent les éléments vitaux, quand d’autres rayonnent jusque chez les commerçants.
Parmi ces dernières, quelques cohabitations peuvent sembler timides mais la plupart du temps d’heureuses rencontres se révèlent sous le regard émerveillé des visiteurs découvrant les lieux tout en s’engouffrant dans la traversée métaphysique offerte par la thématique. Propice à l’émergence d’un lien entre l’art et la vie quotidienne, elle favorise l’engagement des habitants de la région pour l’art contemporain.

L’église Saint-Pierre accueille les couleurs rafraîchissantes des pastèques filmées sur la mer Morte par l’artiste israélienne Sigalit Landau, dont le corps nu s’accroche à un fruit écorché, comme au fil de sa vie. La beauté plastique et envoûtante de DeadSea s’intensifie par le rythme circulaire et captivant de la spirale verte, de son déroulement jusqu’à sa disparition, allusion à la Spiral Jetty de Robert Smithson. La suavité rougeoyante de la chair des pastèques sur cette eau salée suinte comme les plaies ouvertes d’un corps flottant à la dérive, vulnérable et dépendant du processus vital.
À l’ancien office de tourisme, la force de l’installation-hommage, Three Women, créée par Alfredo Jaar tient à la sobriété, d’une redoutable efficacité, de sa présentation. Le feu d’une quinzaine de projecteurs attire immanquablement notre attention sur trois modestes photographies pour révéler la grandeur de femmes révolutionnaires, Aung San Suu Kyi, Graça Machel et Ela Bhatt, qui ont lutté pour la liberté et les droits de leurs peuples. Avec cette démonstration engagée d’une simplicité implacable, à la fois politique et philosophique, l’artiste chilien, en éclaireur de conscience, convie le visiteur à considérer avec humilité sa place dans le monde.

La plupart des œuvres réalisées in situ, inévitablement confrontées à la complexité des lieux choisis voire soumises aux lois de la nature, s’inscrivent avec une évidente force et une juste cohérence dans cette cité de caractère où règnent trois églises romanes en déshérence.
L’une d’entre elles, l’église Saint-Savinien, accueille un tableau éphémère de Christian Jaccard où se juxtaposent, en accumulation nodale, des « énergies dissipées ». Pour envisager les règles du vivant, il réalise ici des traces entées sur la paroi immense au fond de la nef, telle une partition d’ombres de suie progressant en échappée ascensionnelle. L’ignition fulgurante des lignes inscrites sur le bois intumescent et leurs incandescences, saisies au rythme du vent dans un souffle calciné, ravivent la beauté devenue bientôt mystique de l’installation. La présence majestueuse des restes de la combustion décrit la chorégraphie rédigée par l’artiste et aspirée par l’air.

Un peu plus loin, à même le sol, une autre expérience métaphysique attend le visiteur qui, face au Floating Garden de Motoi Yamamoto, immense dessin méditatif composé en sel, réalise la fugacité de son existence. Source de vie, cet élément utilisé dans la culture japonaise comme purificateur lors des enterrements, constitue cette dentelle fragile et éphémère, qui s’évanouit quotidiennement du fait d’un taux d’humidité important, et embrasse le sol comme l’écume lèche la plage après le passage d’une vague.
« C’est quoi le bonheur ? » [2] jalonne le parcours artistique de cette biennale où l’humain ralentit pour s’harmoniser avec les mouvements de la nature, s’initier à « la fabrique du pré » [3] telle que conçue par Francis Ponge et arpenter le paysage avec élégance et lucidité, acolytes indispensables à celui qui est en quête d’un au-delà intérieur. Par la recherche du lien fugace de l’émotion, le visiteur s’accorde une respiration poétique en suspension du temps social, s’extirpe du prosaïsme et de l’égotisme ambiants et apprécie la « poésie objective » du monde défendue par René Ghil [4], poète matérialiste à redécouvrir à Melle à travers douze dessins de Jacques Villeglé.

  1. Thomas et le voyageur, Esquisse du jardin planétaire, Gilles Clément, Paris, Albin Michel, 2011.
  2. C’est quoi le bonheur ?, Loïck Corriou et Edgar Morin, film de 26 minutes, 2013.
  3. La Fabrique du pré, Essai sur la fabrication d’un poème, Francis Ponge, Genève, Skira, 1971.
  4. Le voeu de vivre et autres poèmes, René Ghil, textes présentés par Jean-Pierre Bobillot, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Textes rares », 2004.