r e v i e w s

The Searchers

par Anne Bonnin

Crédac, Ivry-sur-Seine, du 20 septembre au 15 décembre 2013. *

Les œuvres présentées au Crédac, parfaitement en situation dans l’ancienne usine ultramoderne de 1913, composent un ensemble inspiré du pavillon russe qui marqua l’Exposition internationale des Arts décoratifs à Paris en 1925 – seul pavillon moderniste avec celui de Le Corbusier. On découvre ainsi la maquette dudit pavillon et un kiosque, tous deux de l’architecte Constantin Melnikov, et le fameux Club ouvrier d’Alexandre Rodtchenko conçu spécialement pour cette même manifestation (Mise en Musique de la maquette du pavillon russe, 1925-2013, Mise en Musique du Kiosque de Melnikov, 1925-2009, Mise en Musique du Club ouvrier de Rodtchenko, 1925-2003).
Avec leur air d’époque, ces réalisations suscitent un doute : leur datation, qui les situe dans une filiation directe avec Rodtchenko et Melnikov, interpelle le visiteur qui se demande si ce sont des répliques de modèles originaux. Une quatrième installation, La Loge des Fratellini (2003), introduit dans cette mise en scène constructiviste un hors-champ contextuel néanmoins relié au sujet, car Rodtchenko visita la loge des célèbres clowns en 1925, admirant une œuvre en soi. Les réalisations d’Aubry, qui ressemblent à des décors et jouent de leur ambiguïté, mettent en scène un rapport à une histoire, aux légendes et aux icônes qu’elle produit.
Aubry réactive en effet des « figures » mythiques selon des modalités précises fondées sur deux types d’opérations : la reconstruction et la mise en musique.

Le Club, comme le kiosque et la maquette, ne sont pas des reconstitutions mais de fidèles reconstructions faites d’après les photos et les plans d’époque. Le Club est un vaste ensemble mobilier fonctionnel mais inutilisé dont certains éléments sont déformés par une perspective marquée. Aubry a re-produit une forme telle qu’elle nous affecte aujourd’hui, c’est-à-dire telle qu’elle nous est transmise, à travers les photographies prises en 1925. La reconstruction inclut donc la relation à son archive, autrement dit, la transformation en icône du projet utopique de Rodtchenko. Et d’ailleurs, cette œuvre constructiviste n’a-t-elle pas connu, dès son apparition, une vie d’exposition au lieu de la vie utilitaire imaginée par son producteur ?

Ces éléments mobiliers reconstruits ont subi une autre modification : ils ont été mis en musique. Caractéristique de l’art d’Aubry, la mise en musique consiste, d’une part, à équiper, à « augmenter » des éléments (mobiliers ou vêtements, le plus souvent) d’instruments à vent sardes (en roseau), les launeddas et, d’autre part, à appliquer un système de traduction spatiale d’une musique sarde mis au point par l’artiste en 1992. Or, les éléments-instruments ne sont pas utilisés et restent muets, exposant in fine une pure potentialité. Inactifs, ces attributs musicaux deviennent des signes qui sollicitent les visiteurs searchers : ornements de parures rituelles ou bien purs signes renvoyant à eux-mêmes, c’est-à-dire à une opération paradoxale, surprenante « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Car ces opérations de greffe musicale sont quand même insolites. Aubry mène son projet de mise en musique à la manière d’un programme fonctionnaliste dont il interprète librement les principes : il utilise un langage musical comme mode de production plastique (c’est son modulor) d’une façon monomaniaque qui marque la singularité, voire l’étrangeté de son art. En outre, comme les constructivistes, la fabrication constitue l’expérience décisive de la production ou de la reproduction de formes, l’artiste réalisant lui-même quantité de choses : des vêtements (dans La Loge), du mobilier ordinaire ou iconique (Rodtchenko, Rietveld), des maquettes. Associant modernisme et archaïsme, ses œuvres fonctionnelles et sans usage réactivent sur un mode décalé et humoristique les contradictions inhérentes aux utopies des avant-gardes.

C’est à partir de ces contradictions et de leur constat postmoderne qu’Aubry, comme nombre d’artistes des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, a travaillé et développé une relation à la fois fétichiste et iconoclaste à un passé d’archives et de légendes ; cependant ses méthodes et son iconographie constituent un univers atypique quoiqu’exclusivement masculin. Une violence affleure dans les motifs (comme les tapis de guerre) et les accessoires (comme les uniformes militaires), liée aux thèmes obsessionnels d’une œuvre peuplée d’objets et de références à la guerre, au communisme et à l’histoire militaire du XXe siècle.

  • * Et aussi à la galerie Eva Meyer, Paris, du 25 octobre au 21 décembre 2013.