r e v i e w s

Steirischerherbst’22

par Vanessa Morisset

Graz, 22.9.22– 16.10.22/12.2.23

Comme chaque année depuis l’arrivée d’Ekaterina Degot à sa direction, le festival  steirischerherbst réserve aux habitant-es de Graz et aux visiteur-euses de belles surprises, de plus en plus tournées, il est vrai, vers les arts plastiques. Originellement plutôt consacré aux arts vivants, via la performance, il a eu tendance à glisser au cours des dernières éditions vers une programmation qui se déroule selon plusieurs temporalités,  de l’évènement unique à ne pas manquer au temps plus long des expositions; sans cesser de prendre activement part aux polémiques et discussions épineuses sur les relations de l’art, des artistes et de la société: nous sommes en Autriche, le festival a été créé en 1968, et puis la directrice actuelle est une curatrice russe… Ce mélange potentiellement explosif a donné lieu cet automne à (au moins) deux propositions remarquables, une petite exposition d’œuvres tirées des archives d’Harun Farocki, peu connues, rassemblées sous le titre tout simple de gegen den Krieg (contre la guerre, au Forum Stadtpark, du 22.09 au 16.10. 2022), et une plus vaste exposition, à partir des collections du musée de la ville,  à la Neue Galerie de Graz, intitulée Ein Krieg in der Ferne ( une guerre à distance, du 23/09/2022 au 12.02.2023) qui a donné son titre à l’édition globale. Concernant Farocki, l’un des artistes les plus importants des XXe-XXIe siècles,  chaque découverte ou re-découverte de ses films est un bonheur, à fortiori quand le commissariat est précis et bien pensé. Ici étaient notamment présentées, dans deux moniteurs côte à côte, tout d’abord Nicht löschbares Feuer (Inextinguible feu)une vidéo de 1969 de 25 minutes, sur l’industrie du Napalm. Sa consistance gluante qui colle à la peau fait qu’une fois en feu il ne peut plus être éteint, le seul moyen de s’en débarrasser étant de s’y attaquer comme l’énonce Farocki  « là où il est produit: dans les usines ».  Puis, Ausweg (Sortie) de 2005, 14 minutes dont le titre est extrait d’une citation de Brecht, « der Krieg findet immer einen Ausweg », « la guerre trouve toujours une issue », retrace en images une histoire récente du perfectionnement technologique des armes (avec par exemple des images tournées par la première caméra fixée à une bombe en 1942). Il va sans dire que le visionnage conjoint des deux vidéos dresse un constat accablant quant au vice qui pousse les humains à la sophistication des armes. Beaucoup plus grande, la deuxième exposition organisée dans le cadre du festival, Ein Krieg in der Ferne, relève néanmoins d’un parti pris similaire de modestie dans le sens de non spectaculaire et de radicalité de par son intelligence, le sujet de l’exposition n’étant pas la représentation de la guerre, mais d’une manière problématisée, comment la guerre produit des effets sur l’art. Compte tenu du passé nazi de l’Autriche, mais aussi de son histoire croisée avec les pays de l’ancien bloc de l’Est, — et c’est toujours un des grands intérêts du festival que ce décentrement vers une autre Europe (par rapport à la France) — le tout perçu depuis le rapport à la guerre tel qu’il s’éprouve actuellement, la mise en chapitre et en espace des œuvres par l’accrochage amène à une réinterprétation permanente au fil du parcours des salles. On apprend, sur l’histoire, sur les artistes et aussi sur soi-même, en apprenant encore et toujours à voir. En somme, un vrai travail curatorial a été accompli, qui rejoint les solutions que propose Claire Bishop dans son essai Vers un musée radical. Réflexions pour une autre muséologie (publié en français en 2021 alors que l’édition originale date de 2013) pour faire face aux moyens financiers délirants que requiert l’organisation des grandes expositions. Pour rappel, l’historienne de l’art américaine dénonce la surenchère dans la construction de bâtiments spectaculaires pour accueillir des expositions non moins spectaculaires qui sont des gouffres budgétaires aux dépens des artistes pour qui il ne reste souvent que les miettes (concernant l’architecture, il en va d’ailleurs de même pour les écoles d’art aux dépens de la pédagogie), ce qui va de pair avec la présence croissante des fondations privées dans l’écosystème de l’art et le recours au mécénat par les institutions publiques. Claire Bishop montre combien il peut être à la fois financièrement économe et intellectuellement fructueux pour un musée ou un fonds de réaliser des expositions à partir des œuvres en sa possession en portant sur elles des regards nouveaux. C’est exactement de cette manière qu’a procédé Ekaterina Degot avec l’équipe de la galerie de la ville de Graz. Les œuvres sorties des réserves sont parfois très intéressantes en elle-même, parfois beaucoup moins, mais elles sont toujours convoquées pour de bonnes raisons par rapport au contexte et au voisinage des unes avec les autres. Par exemple, dans une salle intitulée Catastrophe, sont confrontées deux huiles sur toile qui représentent des bateaux pris dans des tempêtes, une statue officielle de l’archiduc Jean d’Autriche, fondateur du Musée, dans laquelle, à une date inconnue, quelqu’un a tiré une balle de revolver, une vidéo d’Igor Friedrich Petković, Gavrilos Prinzip de 2011 où l’artiste autrichien retrace (en l’interprétant lui-même) l’itinéraire de l’assassin de l’archiduc Franz Ferdinand en 1914 et, pour finir, une photographie de Iosif Kiraly, artiste roumain, qui montre une bande de jeunes personnes installée sur une statue renversée de Lénine. D’une œuvre à l’autre, le sens circule et se redistribue, passant de littéral à métaphorique et inversement, pour nous amener à la conscience des instants où l’histoire bascule, pour ne pas dire chavire. 

Yuriy Illienko, Swan Lake: The Zone (1990), 35 mm film, 96′, vidéo still, © Ukrainian Rights Management Group 

1 Dans son état actuelle la Neue Galerie vient du partage en 1941, d’un plus ancien Musée, l’ Universalmuseum Joanneum, créé en 1811, en plusieurs institutions. 

Head Image : Iosif Kiraly, Reconstructions: Mogosoaia, Lenin and Petru Groza – 4 (2007-2009), photograph, courtesy of the artist