r e v i e w s

Steirischer Herbst

par Guillaume Lasserre

Graz, Autriche, 09.09-10.10.2021

Faisant la part belle aux projets performatifs et participatifs, avec de nombreuses productions inédites, la cinquante-quatrième édition du Steirisher Herbst, le festival d’automne de Graz, est placée sous le signe des retrouvailles avec l’extérieur, le dehors, l’espace partagé et commun. L’an passé, dans l’urgence de la pandémie mondiale de coronavirus, la programmation avait dû être repensée1. Le besoin de sortir était donc immense. Explicitement intitulée « The Way Out », la manifestation a bien l’intention de retrouver l’espace public – qui a toujours été pour elle le lieu privilégié de la rencontre, de l’échange, la place, l’agora. Sortir enfin, à la faveur de cette issue ouvrant sur le monde et ses promesses : le geste est éminemment politique.

Thomas Hirschhorn, Simone Weil Memorial (2021), installation, photo: Mathias Völzke

Renouant avec la tradition, une série d’affiches confiées à dix artistes exprimant leur façon de répondre à ce « way out » rythme la ville. S’il cherche une porte de sortie vers l’extérieur, le festival en explore aussi d’autres, métaphoriques, dans un contexte de crise alors que la pandémie est toujours active. « Nous nous concentrons sur des conditions d’accès simples, qui permettent des rencontres fortuites avec l’art et la culture, par exemple en se promenant dans le parc, sur le chemin de la gare, en faisant des courses dans la Herrengasse, ou dans de nombreux autres espaces publics que « The Way Out » vous fait découvrir comme des espaces d’art2 », explique Ekaterina Degot3. « On essaie toujours de faire parler la ville ».

Tino Sehgal répond à l’injonction du festival en investissant, au cours de la première semaine, les parcs d’Augarten et de Stadtpark, du lever au coucher du soleil. L’artiste britannique installé à Berlin quitte depuis peu les espaces institutionnels pour aller à la rencontre des gens. Il est ici question de « piu-piu » et de « miaou », de sieste, de face-à-face, de dos-à-dos, de chants et de vocalises, d’onomatopées. Ni installation ni performance, cette « situation construite » – c’est ainsi que l’artiste décrit lui-même ses pièces – brouille la frontière entre l’art et la réalité en mêlant, dans des interactions, quarante interprètes aux visiteurs du parc.

C’est dans un ancien quartier commerçant, multiculturel et d’immigration, plus exactement sur la bien nommée Esperantoplatz, que Thomas Hirschhorn choisit d’installer un monument spontané et populaire rendant hommage à la vie et la pensée de la philosophe Simone Weil. Comme à son habitude, l’artiste suisse initie le projet pour ensuite laisser les habitants du quartier s’en saisir4. En les incluant ainsi dans son processus d’évolution, il incorpore le monument à la vie quotidienne du faubourg.

Opening steirischer herbst ’21, Europaplatz, Graz, Flo Kasearu, Disorder Patrol (2021), performance, photo: © Johanna Lamprecht

Marinella Senatore dispose quant à elle son Assembly devant la gare centrale de Graz, en faisant la porte d’entrée dans la ville mais aussi dans le festival et dans les thématiques qu’il aborde. L’artiste italienne, dont le travail s’articule autour de thèmes sociaux et d’enjeux urbains, réunit folklore et critique sociale dans ses installations inspirées – comme ici – des décorations baroques des enseignes lumineuses traditionnelles, qu’elle réinterprète en y incorporant des slogans et des citations poético-politiques. « Le texte est important dans mon travail et je crois fermement que la poésie peut être un outil révolutionnaire de résistance5 », affirme-t-elle.

Flo Kasearu aborde les questions de sécurité dans l’espace public avec beaucoup d’humour dans la performance Disorder Patrol. L’artiste estonienne, qui a transformé sa maison de Riga en House Museum, s’est intéressée aux parcs de Graz, dans lesquels patrouillent à la fois la police, des sociétés privées de sécurité et l’Ordnungswache, brigade de surveillance de quartier relevant de la mairie. Vêtus d’uniformes et coiffés d’un couvre-chef démesuré, douze performers, parfois à cheval ou maniant un ruban de GRS, injectent un brin d’absurdité dans la réalité quotidienne. L’image des forces de l’ordre s’en trouve brouillée ; ils redeviennent un temps des gardiens de la paix.

Depuis 2013, l’artiste austro-serbe Dejan Kaludjerovic interroge, dans la série des « Conversations », des enfants de six à dix ans issus de tous milieux sociaux et ethniques sur l’état du monde. Les entretiens enregistrés sont ensuite réinjectés dans des installations sonores. Il réalise ici son premier opéra, en collaboration avec Marija Balubdžić, Bojan Djordjev et Tanja Šljivar, à partir des réponses des enfants de Graz, où il était en résidence tout l’été. Rythmé par des sonorités pop, house ou burlesque, Conversations: I don’t know that word… yet, est interprété par quatre adultes très gominés – Zoja Borovčanin, Lisa Cristelli, Christoph Gerhardus et Sebastian Hiti, tous formidables –, venant de différents champs musicaux. Délicieusement incongrue, merveilleusement réjouissante, la pièce est, avec la patrouille de Flo Kasearu, l’une des révélations du festival.

Dejan Kaludjerović in collaboration with Marija Balubdžić, Bojan Djordjev, and Tanja Šljivar Conversations: I don’t know that word … yet (2021), opera performance, photo: Mathias Völzke

À la fois concert et performance dansée, Navigating the Ruins of the Old World, d’Uriel Barthélémi, clôturait la soirée d’ouverture. Corps noirs, blancs, asiatiques, corps sous vide, plastifiés, étouffés, fragiles, toujours à la limite, corps de femmes, corps d’hommes en apnée dans les ruines du monde, asphyxiés par une mer de plastique, corps qui se frôlent, qui s’étreignent, se cherchent au rythme magnétique d’une musique électro. L’inconscience égoïste des humains annonce une préhistoire à venir dans la lumière crépusculaire du ciel de Graz. Le cercle est omniprésent. Tels des Atlas, les danseurs portent le monde. Ils convulsent, tremblent, ivres de fatigue, retournent dans les décombres. Sur l’amas de ruines, ils improvisent des sons à partir de ce qui reste. Les pleurs, les incantations, les râles, s’effacent alors face à la promesse de l’aube.

Cinq semaines loin de la bulle institutionnelle. Le Steirisher Herbstretrouve, après une édition 2020 contrainte par la pandémie, ce qui fait son essence même : le réel, le quotidien, le populaire, comme scène de jeu. « The Way Out » invite à « faire l’expérience de l’art hors de son cadre rigide6 ». Entrer dans l’espace public et accepter la prise de risques que cela engendre est déjà un acte politique.


  1. « Paranoïa TV », imaginée comme une chaine de télévision, avait fait basculer une grande partie du festival 2020 online.
  2. Cité dans le dossier de presse du festival.
  3. La commissaire et historienne de l’art russe est à la tête du festival depuis 2018. Elle est la première personne non autrichienne à occuper ce poste : tout un symbole.
  4. L’artiste l’adosse à l’une des nombreuses sculptures présentes dans l’espace public de Graz, atténuant son aspect un peu trop décoratif pour en proposer une nouvelle lecture.
  5. Nicola Guastamacchia, « The Legacy of Street Resistance: A conversation with Marinella Senatore », Flash Art, 21 janvier 2021.
  6. Ekaterina Degot, « Welcome », https://www.steirischerherbst.at/en/pages/2345/welcome

Image en une : Marinella Senatore, Assembly (2021), installation, photo: Mathias Völzke