r e v i e w s

Shéhérazade, la Nuit au Palais de Tokyo

par Laure Jaumouillé

Du 19/10/2022 au 08/01/2023
Artistes : Minia Biabiany, Miguel Gomes, Ho Tzu Nyen, Pedro Neves Marques, Lieko Shiga, Ana Vaz, Livia Melzi 
Commissaire : Yoann Gourmel 

Tout commence par la légende de Shéhérazade. Chahriar, roi de Perse, part en voyage pour rencontrer l’un de ses confrères, laissant son épouse, Dinah, qui en profite pour le tromper. Lorsqu’il s’en rend compte, il l’égorge et déclare que toutes les femmes sont sournoises et perfides, il décide d’épouser chaque jour une nouvelle femme qu’il met à mort à l’aube pour se venger. C’est ainsi qu’il entreprend de tuer toutes les femmes de son royaume. Fille aînée du grand Vizir, Shéhérazade se porte volontaire pour faire cesser le carnage ; avec sa sœur Dinarzade, elle élabore un subterfuge imparable. Après avoir épousé Chahriar, au crépuscule, elle lui raconte une histoire si palpitante que le sultan renonce à la tuer afin d’en connaître la fin. Répétant ce subterfuge à l’infini, l’intrigue de Shéhrazade sera dénommée Les Mille et une Nuits. Selon les travaux d’Emmanuel Cosquin, ce conte consiste en un recueil anonyme d’origine persane, indienne et arabe.  

Yoann Gourmel, le commissaire de l’exposition définit Shéhérazade comme une « force », une « puissance d’agir ». Il interroge sa propension à raconter des histoires et la manière dont les récits peuvent déjouer le cours de notre réalité, de notre histoire contemporaine. L’exposition est conçue comme six petites monographies. À chaque artiste est dédiée une salle, tandis que plusieurs expositions sont imbriquées les unes dans les autres. 

Pedro Neves Marques
YWY, Searching for a Character Between East and West, 2021
Vidéo d’animation couleur, son, 9’
Courtesy de l’artiste

En pénétrant dans l’exposition, on découvre un assemblage d’objets-sculptures réalisés par l’artiste japonaise Lieko Shiga. Elle crée cette série de photographies en 2019, apparaissant comme le dernier temps d’une trilogie débutée à la suite de son déménagement de Tokyo vers la ville de Kitakama. Ses images à l’univers fantastique évoquent un monde crépusculaire oscillant entre rêve et réalité. Dotées d’une certaine noirceur, elles font écho à une dimension surnaturelle et tendent à nous mettre en présence avec ce qu’elle appelle « l’éternel présent », un temps « suspendu ». En mars 2011, elle est marquée par la catastrophe de Fukushima. Tandis que la ville de Kitakama est dévastée, elle décide de rester sur place pour y poursuivre sa pratique photographique et ses recherches sur l’influence de phénomènes naturels tels que le passage des saisons. Sans aucune retouche, ses photographies argentiques sont empreintes d’une dimension picturale. Elle appose ses images sur des caissons autour desquels le visiteur est amené à déambuler. Lorsqu’il se retourne, ce dernier découvre un personnage masculin reproduit sur chacun des caissons. Il s’agit d’une figure bipolaire annonçant le printemps chaque année, à la fin du mois de mars. Cet individu évoque aussi le Printemps arabe, à savoir, l’ensemble de contestations populaires qui ont eu lieu dans différents pays arabes à partir de décembre 2010. En outre, cette série d’évènements fait écho au Printemps des Peuples (1848) ainsi qu’au Printemps de Prague (1968). On définit ces mouvements révolutionnaires comme une forme de « réveil arabe ».  

Par la suite, on découvre un ensemble d’œuvres réalisées par Ho Tzu Nyen, né en 1976 à Singapour où il vit et travaille. La thématique centrale de son œuvre consiste en une enquête portant sur la diversité des identités au sein des différents pays qui composent l’Asie du Sud Est. Au moment de la colonisation, cette région du monde est considérée de manière indifférenciée. Or, les pays qui constituent l’Asie du Sud Est se distinguent par des cultures et des traditions plurielles mais aussi par une multitude de langues et de religions. On trouve ainsi dans son travail une association d’images d’archives, mais aussi de vidéos et d’installations scéniques. L’observation de l’histoire de cette région du monde se traduit dans ses pièces par un tissage de différents régimes de connaissances, de récits et de représentations. Il s’agit ici de sa première exposition d’ampleur en France pour laquelle il présente la vidéo Critical Dictionary of Southeast Asia (2012 – en cours). Cette œuvre consiste en une matrice permettant de générer des récits par le biais d’un algorithme. Par ailleurs, l’installation intitulée One or Several Tigers (2017) se caractérise par une dimension baroque. Elle met en scène un tigre-garou qui incarne la part de refoulé dans la modernité coloniale, notamment en Malaisie. On observe aussi la vidéo d’animation The 49th Hexagram (2020), sur un texte du Yi Ching, qui représente une manifestation alors qu’elle se fait violemment réprimer.

Ana Vaz, née en 1986 au Brésil est une artiste et vidéaste dont les films se caractérisent par des imbrications de collages visuels et sonores. Elle aussi s’intéresse à l’histoire de la conquête coloniale et la ruine écologique qui en découle. Elle met en place des récits qui se distinguent par des scènes de violence et de répression. Ces narrations sont sous-jacentes à ce qu’elle appelle ses « films-poèmes », souvent immersifs. Il s’agit pour Ana Vaz d’aborder, au travers de ses vidéos et de ses installations, les relations entre les mythes et l’Histoire, mais aussi entre le « moi » et « l’autre ». L’artiste met en œuvre une installation spécifique pour chacune de ses expositions. On y trouve des imbrications de rushs trouvés et associés les uns aux autres, selon une dimension anthropologique, tant dans des espaces cultivés et sauvages. Au Palais de Tokyo, Ana Vaz présente une vidéo de 4h30 dont le titre est emprunté au premier roman de Virginia Woolf : The Voyage Out (1915). Ici encore, on observe des extraits de films glanés et associés les uns aux autres, tandis que l’on aperçoit une fenêtre qui nous apporte une vision évanescente de la suite de l’exposition. 

Ana Vaz, Amazing Fantasy, 2018 de la série The Voyage Out (2016 – en cours), Film 16mm transféré sur numérique, son, 3’, Photogramme, Courtesy de l’artiste et Spectre Productions

Né en 1984 et d’origine portugaise, Pedro Neves Marques développe une pratique artistique caractérisée par une dimension anthropologique. Entre fiction et documentaire, il interroge l’avenir de la société occidentale. Il s’intéresse en outre à notre rapport au corps et au genre selon une approche à la fois féministe et queer. Au Palais de Tokyo, il présente un ensemble de vidéos réalisées ces dernières années autour du personnage de YWY, une androïde autochtone du nord du Brésil imaginée en collaboration avec l’actrice et activiste Zahy Guajajara. Il s’agirait donc d’un « Cyborg », né de recherches sur les cosmologies animistes sud-américaines. Ce personnage se trouve confronté aux mutations cosmopolitiques caractéristiques de notre société capitaliste. Pedro Neves Marques entre en résonance avec le modèle perspectiviste de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, selon lequel le point de vue d’une espèce sur les autres dépend toujours du corps où elle réside. Comme le disent Eduardo Viveiros de Castro et Deborah Danowski, il est intéressant de noter que les peuples Amérindiens n’ont jamais eu de concept de Nature et n’ont donc jamais eu le besoin de s’en libérer. En ce sens, on peut dire qu’« ils n’ont jamais été modernes ». YWY s’engage dans la construction de mondes imaginaires qui combinent des éléments de science-fiction avec certaines cosmologies autochtones. Ainsi, il tente de contester une vision linéaire de l’avenir. Tandis qu’elle entremêle Sciences Fiction et le genre cinématographique du manga, cette figure « Cyborg » persiste de manière ambivalente. Introduite par Donna Haraway, elle incarne tout à la fois notre société occidentale mais aussi l’espoir d’une renaissance. Au travers de la notion de « Cyborg », Donna Haraway nous montre dans quelle mesure il nous est nécessaire de nous émanciper de la « matrice unitaire de la nature », celle-ci contribuant aux systèmes de domination de la modernité.   

Née en 1988, Minia Biabiany est originaire de Guadeloupe. Inspirée par son environnement initial, elle s’interroge sur notre relation à la terre selon une approche post-coloniale. Elle tend à dénoncer la manière dont les colons ont décimé les terres de ses ancêtres par une agriculture intensive et par l’introduction de maladies mortelles. Sa pratique se caractérise par l’art du tissage qui lui permet d’aborder certaines formes de récits fictifs ou réels. En 2016, elle fonde au Mexique un collectif destiné à développer des recherches sur la manière dont nous ressentons notre corps. Au Palais de Tokyo, elle fait usage de matières naturelles qui s’entremêlent et ponctuent l’espace du sol au plafond. Ainsi, elle impose au visiteur une trajectoire dotée d’une certaine lenteur. Minia Biabiany investit l’espace tout en évoquant le passé esclavagiste tant de son pays d’origine que du Mexique où elle réside actuellement. L’exploitation des territoires apparaît comme un invariant des causes qu’elle souhaite défendre, tandis qu’espace psychique et physique s’entremêlent. On observe dans son installation des tressages constitués de terre, de bois brûlé et d’eau. À cette occasion, elle démontre à quel point notre psyché est influencée par l’endroit où nous vivons. À l’inverse, l’endroit dans lequel nous demeurons est transformé par le fait même que nous l’habitons. Le bois brûlé fait référence à la chanson d’un artiste Caribéen dénommé Eugène Mona. Ce dernier compare le bois calciné à un corps noir, mutilé. Il fait aussi écho au Volcan de la Soufrière endormi depuis le XVème siècle mais qui pourrait se réveiller à tout instant. Comme le souligne David Abram, il s’agirait de renouer notre relation au « Monde de la Vie » et de prendre soin de ce qui nous entoure.    

Minia Biabiany
The length of my gaze at night, 2021
Détail de l’installation au Future Generation Art Prize 2021, Pinchuk Art center, Kyiv
Courtesy de l’artiste Crédit photo: Maksym Bilousov

D’abord critique de cinéma, Miguel Gomes (né en 1972 à Lisbonne) réalise quelques courts-métrages vers la fin des années 1990. En 2004, il élabore un long métrage intitulé La Gueule que tu mérites. Mais c’est à partir de 2012 que sa notoriété se développe de manière internationale grâce à la réalisation d’un film intitulé Tabou. Par la suite, Miguel Gomes réalise une trilogie de grande ampleur dénommée Les Mille et une Nuits. Au travers de ce projet, il met en relation la célèbre légende avec la politique restrictive mise en œuvre au Portugal dans les années 2013 et 2014. Tandis qu’il entremêle le documentaire et la fiction, il trouve une part de son inspiration dans différentes formes de mythologies populaires. Au Palais de Tokyo, il présente une vidéo intitulée Rédemption (2013) constituée d’images d’archives mises en résonnance avec des récits fictionnels rédigés par l’artiste lui-même en collaboration avec Mariana Ricardo. Ces derniers sont constitués de lettres confidentielles provenant d’individus qui livrent avec nostalgie, leurs malheurs, leurs regrets ou encore les chimères de leur passé. Le film met en scène quatre personnalités politiques majeures auxquelles l’artiste propose une forme d’expiation. L’artiste assemble des rushs vidéo les uns avec les autres, racontant constamment l’histoire d’un personnage déchu. Le visiteur voyage ainsi dans différents pays d’Europe (Italie, France, Allemagne…) et se trouve confronté à des personnalités politiques telles que Nicolas Sarkozy, François Mitterrand ou encore Angela Merkel. L’œuvre suscite une empathie en décalage avec l’action publique de ces individus, dont on comprend qu’il s’agit de personnalités politiques européennes de premier plan, à qui Miguel Gomes impose ironiquement une quête de « rédemption ».    

Une deuxième salle est consacrée à Minia Biabiany. L’artiste nous parle des fruits de son pays d’origine comme les bananiers, mais aussi des pesticides utilisés en Guadeloupe entre 1970 et 1993, parmi lesquels le chlordécone, alors même que cette substance était interdite en Europe. Les usagers de ce pesticide ont eu de très graves problèmes de santé, tandis que les lobbies et les propriétaires terriens faisaient main forte pour poursuivre son utilisation.  

À la lisière de l’exposition Shéhérazade, La Nuit, le visiteur découvre un espace dédié à l’artiste brésilienne Livia Melzi : « Tupi or not Tupi ». Océanographe de formation, elle s’intéresse aux rites traditionnels des peuples autochtones issus de ses propres origines et notamment des cérémonies anthropophages. Ainsi, elle explore les communautés Tupinamba, dont on trouve les premières traces à partir du XIIème siècle. L’artiste nous fait voyager dans le temps, revenant aux premières expansions coloniales et à la découverte du Nouveau Monde. Les peuples amérindiens situent la fin de leur monde en 1492, lorsque Christophe Colomb découvre l’Amérique. Tandis que notre apocalypse environnementale est lente et progressive, celle des Amérindiens fût brutale et violente. Au-delà de la référence à Hamlet, le titre de l’exposition « Tupi or not Tupi » se distingue par une véritable profondeur. L’artiste expose la photographie d’un manteau que les autochtones portaient durant les rituels anthropophages. Il n’y en a plus que sept dans le monde, tous conservés dans des musées européens. On s’interroge alors sur le statut d’artefact tel que celui des vêtements traditionnels : à quel moment se transforment-ils en œuvres d’art ? Dans le village de Serra do Padeiro, dans la région de Tupinambá de Olivença, Livia Melzi fait la connaissance de Glicéria, une jeune femme qui a réussi à reproduire des manteaux traditionnels. Ces-derniers sont destinés à des évènements spécifiques, tels que l’action politique et la revendication de droits. On observe que les Tupinamba sont l’une des plus grandes communautés autochtones du Brésil, regroupées dans la forêt amazonienne. Elles sont aussi les premières à avoir été colonisées. Livia Melzi réalise le portrait de Glicéria ; cependant, c’est elle qui actionne l’appareil photographique, détenant le déclencheur de l’image. En s’inspirant de gravures réalisées par Théodore de Bry en 1592, l’artiste fait réaliser sept tapisseries par le biais de la manufacture d’Aubusson. On y observe des femmes apparentées à des Vénus issues de la Renaissance, côtoyant des personnages ligotés prêts à être sacrifiés. Le rituel anthropophage consiste à rendre hommage à l’adversaire, il s’agirait de le « manger » afin de s’emparer de sa force. On retrouve ici la pensée d’Eduardo Viveiros de Castro et son ouvrage intitulé Métaphysiques Cannibales mais aussi celui d’Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage : Anthropophagie zombie. De l’autre côté de la salle, on observe une vidéo révélant la tradition occidentale consistant à « mettre le couvert ». L’œuvre évoque l’art de la table et le goût français pour la haute gastronomie.       

    Les artistes réunis autour de l’exposition Shéhérazade, La Nuit se caractérisent par une réflexion sur la construction de notre histoire et de nos récits. En effet, pour faire face aux crises environnementales contemporaines, il nous est nécessaire d’élaborer une véritable « mythologie de la fin du monde », précisément pour qu’elle n’ait pas lieu. Selon Günther Anders, « nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout ». Les artistes ici réunis se distinguent par la critique de notre société occidentale et souhaitent pouvoir changer le cours des choses. C’est ainsi qu’ils nous racontent des histoires selon une approche politique et anthropologique, portant sur notre monde un regard critique et engagé.   

1 Viveiros De Castro Eduardo & Danowski Deborah, L’Arrêt de monde, in: Hache Émilie, De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014., p.282. 
2 Haraway Donna, Le Manifeste Cyborg et autres essais, Sciences, fictions, féminismes, Exils Éditeur, 2007, p.43.
3 Abram David, Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013, p.10. 
4 Théodore de Bry réalise en outre l’ouvrage intitulé Les Grands Voyages (1593), sans jamais sortir d’Europe. Il travaille grâce aux récits qui lui ont été racontés.  
5 Viveiros de Castro Eduardo, Métaphysiques cannibales, Lignes d’anthropologie post-structurale, Presses Universitaires de France, Collection Métaphysiques, Paris, 2009
6 Andrade Oswald de, Manifeste anthropophage : Anthropophagie zombie, Black Jack éditions, 2011  
7 Viveiros de Castro Eduardo & Danowski Deborah, L’Arrêt de monde, Ibid. 
8 Latour Bruno, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, Paris, 2015., p.282.  

Head image : Ho Tzu Nyen, One or Several Tigers, 2017
Installation vidéo HD, Double projection synchronisée, écran motorisé, théâtre d’ombres, système de contrôle, 33’33, Photogramme, Courtesy de l’artiste et de la galerie Kiang Malingue, Hong Kong