r e v i e w s

Renverser ses yeux

par Guillaume Lasserre

Au Jeu de Paume et au BAL
Jusqu’au 29 janvier 2023
Commissariat : Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, Diane Dufour, directrice du BAL, Giuliano Sergio, commissaire indépendant

À Paris, le Jeu de Paume et LE BAL, associés à la Triennale de Milan qui la présentera au printemps prochain, interrogent, au travers d’une seule et même exposition, le rapport qu’entretiennent une partie des avant-gardes italiennes des années soixante et du début des années soixante-dix rassemblées autour de l’Arte Povera à la production photographique, filmique et vidéo. La relation est extrêmement prolixe si on la compare à ses voisins européens au même moment, ce qui s’explique en partie par l’omniprésence des médias dans la société italienne auxquels les artistes vont tenter d’apporter une réponse critique, voire politique.

Réponse italienne au lyrisme de l’Expressionnisme abstrait et au Pop Art américains, l’Arte Povera dénote une volonté de sobriété qui trouve un écho dans une recherche de simplicité, à contre-courant de la démarche productiviste de ces années-là. En lien avec le présent, il rapproche l’art et la vie. Le terme Arte Povera a été inventé en 1967 par le critique d’art et théoricien italien Germano Celant (1940-2020) lors d’une exposition à Gênes dans laquelle il réunit des artistes autour d’un projet commun : produire des œuvres étant immédiatement compréhensibles par le « caractère empirique et non spéculatif du matériau ». À la fin de l’année 1967, Celant publie, dans la revue internationale Flash Art, un texte considéré comme le manifeste de l’Arte Povera dans lequel il appelle les artistes à défier la société de consommation en appliquant une stratégie calquée sur celle de la guérilla. En trouvant la subversion dans une approche pauvre, l’Arte Povera se fait l’arme de combat des artistes contre la marchandisation de l’art. Cependant, le courant artistique relève plus de la construction historique d’une image que de celle d’un mouvement spontané et cohérent. En ne fixant pas son concept dans un modèle, Germano Celant le limite à un simple label. 

Penone, Svolgere la propria pelle, 1970

Il est rare d’associer le courant italien à la photographie, au film et à la vidéo alors que ces médiums ont pourtant été très largement pratiqués par la plupart des artistes qui s’y rattachent. Ils sont ici abordés comme des techniques « pauvres ». Giuliano Sergio, co-commissaire de l’exposition avec Quentin Bajac et Diane Dufour, rappelle « la capacité de l’art italien de s’approprier tous types de matériaux. Il n’est donc pas étonnant, pour des artistes adeptes du court-circuit, que les médias aient été tour à tour filtre, matière ou support ». La manifestation réunit plus de deux cent cinquante œuvres de quarante-neuf artistes. Elle s’articule autour de quatre sections thématiques réparties entre les deux institutions parisiennes : « Expérience » autour du rapport au temps et à l’espace, « Image » autour de la déconstruction du réel et de ses représentations par l’image, « Théâtre » autour de la dimension de théâtralité inhérente à ces médiums, et « Corps » autour de la notion même d’identité et du rôle de l’auteur. Le titre, « Renverser ses yeux », fait référence à l’œuvre éponyme de Giuseppe Pennone, « Rovesciare i propri occhi » (1970). Pour l’artiste, il s’agit de regarder le monde à travers des « lentilles de contact réfléchissantes » comprises comme « un renversement réel de l’œil […] les lentilles de contact posées sur l’œil reflètent les images que l’œil est en mesure de percevoir ; de cette façon l’élément réceptif devient aussi élément de projection ».

Dans les années soixante, les artistes s’approprient la photographie et le film pour tisser un lien plus direct avec le monde, interagissant avec leur environnement. La notion d’expérience va définir un nouveau rapport à l’art dans lequel le processus est aussi important que le résultat, invitant à redéfinir les pratiques artistiques. Lors de la Biennale de Venise de 1972, le photographe Franco Vaccari affirme : « La photographie comme action et non comme contemplation ». La phrase-slogan pourrait s’appliquer à nombre de projets d’alors qui se servent de la photographie et du film pour enregistrer des actions éphémères, se réappropriant, entre autres, l’espace public urbain de multiples façons : c’est la boule de journaux que Michelangelo Pistoletto pousse sous les arcades de Turin, filmée par Ugo Nespolo, c’est Franco Vaccari qui invente un portrait collectif de l’Italie en utilisant le photomaton, ou encore Gianni Pettena qui effectue des interventions politiques dans l’espace public. Ces expériences sont autant de tentatives de faire se rencontrer l’art et la société.

« Un artiste ne peut utiliser que les matériaux, pensées et formes de son époque » explique Piero Manzoni qui redessine la figure de l’artiste à l’heure de la société de consommation, utilisant la photographie et le film pour proposer une représentation de ses actions et de ses œuvres qui utilisent les modèles de la publicité et de la presse grand public. Quelques années plus tard pourtant, ces médiums deviennent suspects. Leur rapport à l’image de masse, leur richesse technologique, les lient aux industries culturelles et aux médias. En même temps, leur neutralité présumée, leur capacité à objectiver le réel, à capter l’éphémère, leur reproductibilité, leur simplicité, font d’eux de parfaits outils adaptés au renouveau des pratiques artistiques. 

Ces médiums sont aussi les outils privilégiés d’une mise à distance du corps de l’artiste ainsi que d’une forme d’objectivation, suscitant l’intérêt renaissant pour les questions liées à l’identité, à l’autobiographie et à l’autoportrait. La vidéo va devenir l’instrument privilégié pour capter le travail éphémère sur le corps comme chez Emilio Prini ou Mario Merz. L’artiste est désormais souvent auteur et acteur de son propre film comme chez Alighiero Boetti ou Gino De Dominicis. Dans une pratique artistique performative, le spectateur occupe lui aussi une place centrale. Michelangelo Pistoletto introduit sa présence dès 1962 avec ses premiers tableaux-miroirs dans lesquels le regardeur se réfléchit sur le même plan que la personne représentée, abolissant ainsi un peu plus la distance entre l’art et la vie. « Le miroir nous pousse en avant, dans le futur des images à venir, et en même temps il nous repousse dans la direction où l’image photographique arrive c’est-à-dire dans le passé » explique Pistoletto. De façon paradoxale, la photographie, art de la présence, rend parfois visible l’absence comme dans l’autoportrait de Claudio Parmiggiani, simple ombre d’une silhouette sur toile. Fabio Mauri s’intéresse à l’écran qui, derrière une apparente neutralité, se révèle le lieu de projection de l’idéologie et de la dissolution du langage. En 1975, pour l’action « Intellettuale », il demande à son ami le cinéaste Pier Paolo Pasolini de faire écran de son corps. Les images de « L’Évangile selon Matthieu » (1964) défilent sur la poitrine de son réalisateur assis au milieu du public à la Galerie municipale d’art moderne de Bologne. La performance est saisie par la caméra du photographe documentaire Antonio Masotti dont cinq tirages sont présentés ici. 

Par sa dimension performative, l’Arte Povera est liée à la représentation théâtrale, à travers sa volonté de déplacer le lieu de création de l’atelier à l’exposition elle-même, de solliciter la participation directe, de l’artiste comme du spectateur. Avec le temps, la photographie passe parfois du statut de document à celui d’œuvre à part entière. « La photographie se fait tableau, document, reportage, sculpture, livre, album ; les vidéos et les films, allégorie, projection, installation – comme autant d’espaces conquis pour créer un nouveau champ d’interrogations, transformer la vie en métaphore d’une quête » écrit Giuliano Sergio. En s’appropriant le pouvoir narratif de l’image photographique et filmique, les artistes italiens de cette époque explorent de nouveaux possibles. L’art n’est plus une affirmation mais une prise de conscience. 

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1 Germano Celant, Precronistoria, 1966-69, Florence : Centro di Firenze, 1976, p. 33.
2 Guillaume Lasserre, « Performer l’art pauvre », Un certain regard sur la culture, 2 mai 2020, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/260320/performer-lart-pauvre  
3 Cité dans Brigitte Poitrenaud-Lamesi, « Renverser ses yeux, l’écriture silencieuse de Giuseppe Penone », Colloque international et interdisciplinaire : Le Regard à l’œuvre – Lecteurs de l’image, spectateurs du texte, T. Orecchia-Havas; A. Surgers; M.J. Tramuta; B. Villenave; J. Wolkenstein, Nov 2011, Caen, France. pp.91-101. 

Head Image : Ugo Mulas, Il laboratorio. Una mano sviluppa l’altra fissa. A Sir John Frederick William Herschel (Le laboratoire. Une main développe, l’autre fixe)