r e v i e w s

Qui a peur de la déconstruction ? 

par Vanessa Morisset

Colloque à l’École Normale Supérieure et à l’Université Panthéon-Sorbonne les 19, 20 et 21 janvier 2023

Pour une fois les lignes qui suivent relateront un événement autre qu’artistique mais qui concerne les artistes à plusieurs titres, en premier lieu leur positionnement face à ce qu’il se passe en ce moment, et puis parce qu’il y est question d’une attaque grave à l’encontre de philosophes qui ont beaucoup inspiré la création et ont été de précieux points d’appui pour plusieurs générations au sein des écoles d’art, et au-delà. Les pratiques intellectuelles dans le milieu artistique ont d’ailleurs été très dignement représentées par Fabrice Bourlez (philosophe, psychanalyste et enseignant à l’ESAD de Reims) qui n’a pas failli à sa mission en introduisant sa communication, au matin du troisième jour, dans la salle de la rue d’Ulm où faisait cours Jacques Derrida, par la chanson des trois petits cochons (« qui a peur…? c’est pas nous c’est pas nous »). Outre sa drôlerie, ce refrain, aussitôt suivi par la métaphore des maisons de paille, de bois et de brique pour évoquer Deleuze, Foucault et donc Derrida  — sans ordre de préférence par rapport aux matériaux — , posait parfaitement le contexte dans lequel s’est inscrite l’organisation du colloque Qui a peur de la déconstruction?.

THOMAS HIRSCHHORN, VUE DE L’INSTALLATION 24H FOUCAULT, PALAIS DE TOKYO, PARIS, 2-3 OCTOBRE 2004, DANS LE CADRE DE LA NUIT BLANCHE – FESTIVAL D’AUTOMNE À PARIS

Au départ, un fait rare, qui a été rappelé dès l’introduction générale par Marc Crépon, Isabelle Alfandari et Anne-Emmanuelle Berger le premier jour à l’ENS, et de nouveau par Sandra Laugier le deuxième jour à la Sorbonne : la tenue d’un autre colloque, il y a pile un an, inauguré par le Ministre de l’Éducation nationale de l’époque (Jean-Michel Blanquer) avec un discours énonçant expressément l’assimilation des trois philosophes cités plus haut à des « virus » à  éradiquer  — en adéquation avec un spécialiste en la matière qui appelait dès 2014 à « déconstruire les déconstructeurs » dans un livre au titre incarnant déjà bien l’instrumentalisation de la peur (Éric Zemmour, Le Suicide français). Parmi les autres prises de paroles visant à bannir le concept de « déconstruction » de l’université, certaines avaient par exemple été jusqu’à mettre sur le même plan deux assertions telles que « La Terre est plate » et « il existe un racisme d’État », dans le but de faire passer les analyses décoloniales pour une débilité émanant des réseaux sociaux. Ce niveau de sophisme pourrait être risible si les conséquences n’en étaient pas réelles puisque ce qui était réclamé (par exemple par Nathalie Heinich qui demandait de « purger l’université ») était l’arrêt des financements pour tout un champ de recherche et même, par des raccourcis malhonnêtes, de le criminaliser, comme l’a bien souligné Sandra Laugier.

Face à cela, le colloque Qui a peur de la déconstruction? a été organisé de telle sorte que puissent être mis au jour et en prenant le temps d’énoncer toutes les argumentations nécessaires  — la possibilité de « faire plus d’une phrase » que réclamait Derrida — différents aspects de la notion de déconstruction, depuis ses premières occurrences jusqu’à son rabâchage dans une inflation d’articles et d’émissions télé qui font croire à une invasion d’irresponsables liquidateur-rices de la culture européenne. On a ainsi pu prendre la mesure de la richesse conceptuelle que désignait à l’origine ce terme et de son ancrage dans l’histoire de la philosophie, à l’opposé d’une lubie médiatique. 

La réflexion est passée par la distinction entre « déconstruction » et « critique », les deux concepts se recoupant sans être tout à fait identiques, puisque la déconstruction s’applique plus spécifiquement à des mécanismes historiques de domination. Dans ce sens, Marc Crépon l’a définie comme une « arme critique ». Elle a également été définie comme résistance à l’injustice en vue d’une « démocratie à venir », notamment par Etienne Balibar en partant de la problématique d’« un messianisme sans messianisme ». Par cette expression, il faisait référence à une remarque de Giorgio Agamben qui a qualifié la déconstruction de « messianisme bloqué », ce à quoi Derrida aurait joyeusement répondu : « tu débloques » (!!!).  Mais Balibar a évoqué aussi l’appel de Walter Benjamin à sauver l’avenir en sauvant ce qu’il est juste de sauver dans le passé, dans Sur le concept sur lhistoire, en rapprochant la perspective de ce texte avec celle de Spectres de Marx.  

Plusieurs champs ont été abordés, la déconstruction des genres, entre autres par Marta Segarra avec une communication sur l’oeuvre d’Hélène Cixous, la déconstruction du capitalisme épuisant la planète par l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barreau, la décolonisation des savoirs par Seloua Luste Boulbina, jusqu’à la psychanalyse avec Fabrice Bourlez qui a retracé son parcours intellectuel, en particulier sa lecture de Troubles dans le genre de Judith Butler qui l’a amené à dépasser le schéma binaire oedipien. Il a ainsi expliqué comment pour lui est devenue centrale la notion de « tact » vis-à-vis des patient-es pour exprimer une attention non-intrusive, en écho à un précis passage du livre de Derrida Le Toucher, Jean-Luc Nancy précis : « Quand on touche à la limite : l’intouchable y devient tangible, il se présente comme inaccessible au tact, dans le tact : inapte à l’haptique. Impossible en un mot. C’est là, en ce lieu des intouchables, que le vœu d’abstinence avoue, avant même qu’on ne s’y tienne ou qu’on le trahisse, la transgression, le parjure, le sacrilège […] ». 

À certains moments ont aussi été esquissées des interrogations sur l’épineuse dimension impérialiste de la culture et de la langue, que l’écriture polysémique et décloisonnante de Derrida s’évertuait à défaire. Car, comme le soulignait Anne-Emmanuelle Berger, les attaques du ministre et des opposants à la notion de déconstruction sont aussi des attaques contre la langue philosophique et poétique dans sa capacité à s’inventer elle-même, afin de pouvoir dire les choses dans toute leur complexité. 

Pour approfondir et repenser toutes ces questions en prenant le temps qu’il faut, les communications du colloque pourront bientôt être écoutées sur la chaine YouTube du collectif d’étudiant-es en philosophie à la Sorbonne Opium qui a déjà commencé à mettre les enregistrements de la première matinée en ligne: www.youtube.com/@OpiumPhilosophie

1 Il a été organisé à l’initiative d’Isabelle Alfandary (professeure de littérature américaine à l’université Sorbonne Nouvelle), Anne Emmanuelle Berger (professeure émérite de littérature à l’université Paris 8) et Jacob Rogozinski (professeur émérite de philosophie à l’université de Strasbourg). Pour lire le programme complet: https://www.pantheonsorbonne.fr/sites/default/files/inline-files/Programme%20final%20Qui%20a%20peur%20de%20la%20deìconstruction_compressed.pdf
2 Je n’ai pas pu assister à l’intégralité du colloque et n’ai pas pu écouter leurs deux interventions… mais heureusement un rattrapage sera bientôt possible…
3 Anne-Emmanuelle Berger a développé cet aspect dans l’émission sur France Culture dont elle a été l’invitée avec Denis Kambouchner, à écouter ici: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/que-reste-t-il-a-deconstruire-4307698

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Head Image : RESTORE NOW, VUE DE L’EXPOSITION HOW TO LIVE TOGETHER, 27TH FUNDAÇÃO BIENAL DE SÃO PAULO (BRAZIL), 2009


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