r e v i e w s

Tursic & Mille au FRAC Normandie

par Juliette Belleret

The Woods
06.05 au 17.09
FRAC Normandie, Caen

Le visiteur parvient à l’orée d’une exposition qui s’énonce comme un bois, ou une forêt, sans que l’on puisse trancher, d’après le titre que les peintres lui ont donné. 
Quelle différence ? La taille, mais surtout la densité. La lisière du bois est facile à repérer : le bois, on appréhende de l’extérieur, tandis que la forêt se saisit de l’intérieur – on ne peut en parler que depuis ses profondeurs.

Vue de l’exposition «The Woods» de Tursic & Mille, Frac Normandie à Caen, 2023 © Frac Normandie – photo : Clérin-Morin Photographie.

Ce qui tient du bois, c’est peut-être le travail sur les contours, les coupes de « formes trouvées » au pourtours écorchés que l’on nous donne à voir dès l’entrée. Sur les murs qui bordent le premier espace d’exposition, des œuvres que l’on prendrait pour des abstractions reproduisent en réalité les silhouettes de restes de peintures récoltées ou d’objets amassés au sein de l’atelier. Ce sont presque des natures mortes, ou des ombres portées – mais peut-être sont-elles aussi d’immenses palettes qui, présentées au mur, préfigurent tous les chefs d’œuvre de peinture ?

A leurs côtés, en vedette, sont placées les Huit ou neuf peintures pour réfléchir si l’on peut continuer ainsi, qui furent présentées au prix Marcel Duchamp en 2019 : un ensemble de formes, de figures humaines et animales peintes sur des panneaux de bois découpés dans les murs de l’atelier. On voudrait y voir, comme au théâtre, la liste des noms de rôles qui occuperont la scène – ou peut-être est-ce une autre palette, cette fois composée des personnages, des motifs, des textures qui restent à travailler ? Leur superposition, leur juxtaposition proposent à chaque fois une transformation de l’œuvre dans sa composition, mais aussi de l’espace d’exposition.

Leurs ombres s’agitent et se mêlent sur le mur qui leur succède, elles répondent en le prolongeant à l’alignement d’un champ de fleurs trop grandes, également découpées dans un bois calciné. Si on leur tourne autour, on s’aperçoit que leurs contours sont doublés, troublés : la ligne de découpe perturbe les repères marqués au crayon à papier. L’ensemble forme bien un décor de théâtre monté sur pied, qui feinte le visiteur en cachant sa réelle profondeur – alors on s’y enfonce, on traverse les pièces, on franchit du regard les couches de peinture, de couleurs, jusqu’aux profondes noirceurs tapies derrière les bois brûlés.

Aux voyageurs égarés en forêt, on recommande d’avancer toujours tout droit : choisir un cap, et s’y tenir, pas à pas. Descartes en fit un exemple pour l’éthique et la philosophie, un mode opératoire pour arriver au moins à la fin quelque part… Et c’est aussi une façon de parcourir cette exposition : choisir une direction – un arbre, une couleur, un symbole – et s’y fier, jusqu’à la fin. 

Il y a, après tout, plusieurs pistes, plusieurs repères qui s’offrent aux visiteurs. Il y a des compagnons aussi, de ceux que l’on choisit pour traverser la vie : un labrador, entré en scène dès la pièce maîtresse, mais aussi, tout au bout du parcours, un corgi. Ajouté dans la reproduction d’un tableau de Greuze, ce dernier raconte l’éternelle question du goût du jour dans la peinture – question qui pèse sur le sujet, en l’occurrence, une race de chien bien plus prisée dans les portraits contemporains ; mais aussi sur la technique, ce qu’indique un petit icône Photoshop inséré en haut du tableau ; et jusque sur le cadre travaillé tel qu’il l’est, c’est-à-dire découpé à la façon des peintres, comme on parlerait de la façon d’un menuisier.

Une autre piste à suivre serait celle des couleurs qui sont des éléments, et qui dessinent un ordre de nature : face à l’entrée du second espace d’exposition, au centre du mur, un immense nuancier qui ressemble à un tableau périodique dicte le placement des tableaux environnants. L’ensemble produit un spectre qui va du rouge, du feu, jusqu’au bleu vaporeux, dans une harmonie où s’égare heureusement un petit soleil couchant noyé dans l’immensité bleue du tout dernier tableau. 

Il faut dire aussi que les tableaux ont été sélectionnés et placés selon les contraintes imposées par le lieu, l’architecture, la hauteur des murs. Mais c’est justement en se le disant qu’il nous apparaît un nouveau réseau de détails qui racontent encore mieux la façon dont la peinture agit, dont la peinture agite l’ordre des éléments et de son environnement – en tissant des correspondances secrètes et des hasards heureux : du bord de la fenêtre, les rayons du soleil éclaboussent la pièce jusqu’aux pieds d’un tableau, le troisième membre d’un triptyque constitué comme tel seulement par cet accrochage unique.

Pourtant, de plus près, on peut y observer des éclats de jaune se répandre depuis le tableau de gauche vers celui du milieu. C’est le même jaune qui a servi à peindre l’éclat de la comète de Halley, motif emprunté à la tapisserie de Bayeux ; le même jaune dont quelques pigments projettent les reflets dispersés d’un ciel étoilé qui semble pressé de s’étendre à la toile d’à côté… jusqu’à baigner tout à fait dans la lumière du soleil qui aurait vu passer la véritable comète, pas très loin d’ici, il y a plusieurs centaines d’années.

1 Descartes, Discours de la méthode, III, « Quelques règles de morale tirées de la méthode », 1637
2 Le Souvenir, 1787-1789, huile sur toile, 52.2 x 42.3 cm

Tursic & Mille, Le Souvenir (d’après Jean-Baptiste Greuze), 2023. Collection des artistes © Frac Normandie – photo : Clérin-Morin Photographie.

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Head image : Tursic & Mille, Huit ou neuf peintures pour réfléchir si l’on peut continuer ainsi, 2019. Collection des artistes © Frac Normandie – photo : Clérin-Morin Photographie.