r e v i e w s

Performance TV

par Vanessa Morisset

Maison d’Art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne, 31 mai-28 juillet 2018

Avec son titre marqué années 80 — on s’attend presque à voir surgir un groupe new wave sur un écran — l’exposition organisée par Mathilde Roman, commissaire invitée, part en réalité d’un exemple précis, en lien avec ses précédents travaux, notamment son ouvrage On Stage : la dimension scénique de l’image vidéo. En effet, l’exposition est pensée à partir de trois performances d’Esther Ferrer qui, s’intitulant justement de manière générique Performance TV, indique la direction dans laquelle la commissaire a concentré ici ses recherches, tout en conférant à Esther Ferrer une place d’honneur. Or, ces pièces, présentées en tout début du parcours, ne sont pas des performances filmées. L’exposition ne s’intéresse donc pas à la vidéo comme enregistrement d’un moment live. Et elle ne sera pas non plus une quête de solutions pour exposer la performance. Le sujet en est plutôt de voir comment la performance peut interagir avec les écrans, les faire dialoguer avec d’autres objets, entretenant en somme des relations plus subtiles que la simple conservation d’une trace.

Réalisée en 1983 à San Sebastian, la première Performance TV d’Esther Ferrer consistait en un dialogue entre sa présence et deux moniteurs diffusant des vidéos préenregistrées dans lesquelles apparaît l’image cadrée sur son visage, se donnant à elle-même des instructions, qu’elle exécutait, ou pas, en retour. Evoquée par les deux vidéos, avec une maquette construite rétrospectivement pour l’exposition, ainsi que des partitions dessinées et annotées qui permettent une reconstitution mentale, l’œuvre donne le ton : un jeu, voire un rapport de force, entre soi et soi à travers l’écran, mais aussi une interrogation sur l’identité, en particulier celle de la femme artiste. Dans la même veine, la seconde pièce, exécutée dans un théâtre à Madrid en 1984, mettait en scène l’interférence entre des postures et actions de l’artiste, filmées et diffusées en temps réel sur des moniteurs, avec des images du public : Esther Ferrer dessinait le contour de leurs visages à même l’écran au moment où ils étaient filmés. On imagine l’intensité de la performance dans cette confrontation entre l’instant présent et l’image. Enfin une troisième œuvre, celle-ci non réalisée, est présentée : un manège de moniteurs diffusant des programmes de télévision, que l’artiste devait actionner dans un sens et dans l’autre. Entre la performance et l’image s’instaure comme une lutte, en tout cas un rapport dynamique et non passif.

Laure Prouvost, Looking at you looking at us, 2017. 
Tapisserie, fil, vidéo 7’04”, 188 x 249 cm. 
© Laure Prouvost
. Courtesy de l’artiste et de la galerie Nathalie Obadia, Paris-Bruxelles.

Invitées autour de ces expérimentations pionnières d’Esther Ferrer, les autres artistes, qui participent soit avec des œuvres existantes, soit avec des productions, se placent dans une continuité, explorant des sujets proches ou dérivés. La pièce de Laure Prouvost, Looking at you looking at us, 2017, est celle qui s’apparente le plus à une performance filmée, mais intégrée au sein d’un dispositif spécifique. On y voit l’artiste filmée imitant le Manneken-Pis bruxellois, l’image étant projetée très exactement sur la surface centrale d’une tapisserie réalisée en Flandre et dont le motif reprend un décor composite architectural. Vidéo et tapisserie, femme qui pisse et femmes nues issues d’ornements renaissance, l’impression globale qui résulte de la superposition des genres et des médiums est celle d’une interrogation, drôle mais non moins revendicatrice, sur la place de la femme dans l’art. Et c’est notamment par ce biais que l’on peut relier les propositions de Lidwine Prolonge ou encore d’Anna Byskov au reste de l’exposition. Toutes deux, à leur manière, se sont inspirées de l’histoire de la MABA, grande demeure ayant appartenue à deux sœurs dont l’une était peintre, et qui la léguèrent pour accueillir des artistes. En rassemblant des objets trouvés sur place, mêlés à d’autres pour amorcer des fictions et confrontés à une vidéo dans laquelle les lieux apparaissent et disparaissent, Lidwine Prolonge convoque en quelque sorte le fantôme des deux femmes. Anna Byskov, elle, a travaillé à partir de leur bibliothèque qui renferme des éléments de leurs vies secrètes. À partir de sa forme, qu’elle a dessinée et redessinée, elle a créé deux pièces, un grand rideau et un meuble mobile, soit deux écrans à leur façon ou un décor en attente d’activation. Enfin, deux films, et non des moindres, sont encore présentés. Un chevalier couvert de cendres d’Hélène Delprat (2006), montage de séquences d’autofilmage en noir et blanc avec d’autres images, par exemple des trajets dans la nuit, accompagné entre autres de la voix de Gilles Deleuze, est comme une descente au royaume des morts et souligne le caractère fantomatique des images comme doubles de nous-mêmes. Puis, le film quasiment inédit de Tacita Dean, Event for a Stage (2014), complexifie encore les interrelations entre performance, caméra et filmage puisqu’il s’agit de cinéma en 16 mm tourné lors de quatre performances qui sont comme des répétitions de théâtre, elles-mêmes filmées par une autre caméra. Il en résulte un emboîtement d’images et de sons, film dans le film, performance dans l’installation qu’est la salle de projection à l’ancienne, une superposition de dimensions dans lesquelles Tacita Dean s’ingénie à nous perdre.

Anna Byskov, J’ai mangé un diamant en chocolat dans les grandes herbes du jardin, « Performance TV » MABA, 2018

L’exposition peut alors être comprise comme une invitation à repenser l’interaction des artistes, mais aussi la nôtre, avec les images médiatiques, dans une sorte de plongée archéologique vers l’image vidéo, cet outil à « proto-selfies », images de télé dans lesquelles on peut soi-même apparaître.

(Image en une :  Lidwine Prolonge, Le Cinéma des soeurs Smith, « Performance TV » MABA, 2018, © Aurélien Mole)