r e v i e w s

Pauline Boudry & Renate Lorenz

par Ilan Michel

Improvisation télépathique, Centre culturel suisse, Paris, 13.01 – 25.03.2018

On entre dans l’installation de Pauline Boudry & Renate Lorenz comme on entre en religion. Un statement préliminaire, situé à mi-parcours de l’ascension vers la salle d’exposition, nous « demande de prendre part à une ‟improvisation télépathique” » basée sur une partition de 1974 de la compositrice de musique minimaliste et électronique américaine Pauline Oliveros. La performance d’origine réunissait un groupe de musiciens recevant, en cercle, les impressions sonores du public transmises par télépathie. Le public du CCS est, quant à lui, invité à transmettre des pensées d’action aux « performeur.euses humain.aine.s et non-humain.aine.s autour de [lui] ». À la surprise du spectateur ignorant du protocole de travail du duo berlinois, il n’y a pas de corps tangible dans l’installation. La performance filmée (Telepathic Improvisation, 20171) est projetée sur le mur droit de la salle tandis qu’une plateforme de 4 x 4 mètres, surélevée, occupe le centre. Deux barres verticales sur lesquelles sont fixés quatre projecteurs rotatifs à LED (éteints quand le film est diffusé) sont situées à gauche de l’espace. À l’écran, une performeuse réitère oralement les consignes face caméra.

Pourtant, on comprend vite que l’expérience propose moins une interaction entre la vidéo et le public qu’une interrogation sur l’espace scénique, la frontière entre le spectateur et la représentation autant que la place de l’objet dramatique2. Surmontée d’une paire de menottes démesurée, la scène est occupée de projecteurs sur tours mobiles, de LEDs multicolores éblouissantes, d’une guitare et de socles minimalistes blancs en mouvement. Le statut des artefacts n’est pas clairement défini : décor ? accessoires ? acteur.ices ? Les mouvements automatiques adoptés par les quatre performeur.euses semblent, quant à eux, emprunter à la rigidité de l’objet jusqu’à atteindre une forme d’équivalence, tout en répondant à un scénario précis. Les actions semblent ainsi contraintes par les volumes télécommandés qui poussent ou supportent les corps devenus eux-mêmes sculptures. Avec sérieux, sans ciller, les protagonistes se défont de leur identité : anatomies opacifiées dans les vapeurs de fumée, visage dissimulé sous un masque de pampilles cristallines, assemblages de corps dont les cheveux se déroulent au-devant en de fascinantes clôtures. L’artiste américaine Carolee Schneemann, à la lecture de L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty (1960), disait avoir l’impression que les objets se servaient d’elle3. Ses mises en scène photographiques et ses performances exploraient avec empirisme et un enthousiasme proche d’un rituel joyeux et érotique « notre inhérence aux choses4 ». La chorégraphie de Pauline Boudry & Renate Lorenz relève plutôt d’un ballet mécanique qui n’est pas éloigné de la pensée queer de Donna Haraway autour de la figure du cyborg5. La fiction politique développée par la théoricienne américaine met en évidence la force de ces machines mi-humaines, mi-animales, qui empruntent leurs qualités aux armes de guerre : ubiquité, invisibilité et ambiguïté. La vidéo une fois terminée, une création lumière s’enclenche. Les projecteurs se mettent en route, balayant tout l’espace de l’exposition comme pour traquer un prisonnier. La machine devenue autonome multiplie les signaux, les sens indéchiffrables pour qui n’aurait pas déjà tenté de communiquer avec les morts. Les faisceaux aux formes hexagonales enclenchent visuellement les dalles rétroéclairées du dancefloor. La plateforme, utilisée jusqu’alors comme une assise par les spectateurs, révèle sa part d’inquiétude. L’échec de l’invitation qui lui a été formulée d’« essayer d’imaginer [les] actions » des protagonistes et des objets témoigne de son impuissance face à la machine. Les ampoules des projecteurs passent du blanc au rouge. Chaque rotation fait apparaître une nouvelle série de chiffres dessinés par le contraste entre les couleurs des ampoules : 2018, 1968, 2033, 1974. La séquence aura duré 5 minutes au total, durant lesquelles nous auront tenté de saisir des « signifiants flottants »6.

Le propos de la mise en scène est politique bien que le ton en soit paradoxalement désincarné. Même la lecture d’un article d’Ulrike Meinhof à la fin de la vidéo ne laisse passer aucun affect, le.a performeur.euse jouant uniquement un rôle de vecteur (plus que d’interprète)7. Le texte, écrit en mai 1968, deux ans avant que la journaliste ne rejoigne la RAF (Fraction Armée Rouge), réagit aux révoltes étudiantes à Berlin en appelant à l’action violente contre le gouvernement. « Quand je dis que je n’aime pas ça, c’est protester. Quand je mets fin à ce que je n’aime pas, c’est résister », écrit-elle. Tout en insistant sur le caractère politique de la pièce, le monologue est une interpellation directe au spectateur, pourtant anachronique. Les utopies de la période nous parviennent lointainement, comme un document d’archive transmis lors d’une séance de spiritisme alors que la mobilisation collective semble plus que jamais d’actualité.

  1. La vidéo a été présentée pour la première fois à PATICIPANT INC., New-York, en juin-juillet 2017, ainsi qu’au Contemporary Arts Museum de Houston de septembre 2017 à janvier 2018.
  2. « So, it’s not very clear, actually, who is really sending the messages, but maybe some people have already seen their wishes happened on the film » raconte Pauline Boudry lors de la rencontre entre les artistes, Dean Daderko, commissaire, et Alhena Katsof, commissaire invitée, au Contemporary Arts Museum Houston, le 16 septembre 2017.
  3. « Je dis ‟je me sers de matériaux” mais j’ai souvent l’impression qu’ils se servent de moi comme vision d’où ils ré-émergent dans un monde visuel qui ne pourrait parler sans eux. », Carolee Schneemann, « From the notebooks (1962-1963) », More than meat joy. Complete performance and selected writings, New York, Documentext, 1979, p. 9-10.
  4. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 403.
  5. Donna Haraway, « Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle » [1991], in Manifeste cyborg et autres essais : sciences – fictions – féminismes, Paris, Exils, 2007.
  6. Stage Piece (Ultimely Collaboration), 2018, production Centre culturel suisse, Paris.
  7. Ulrike Meinhof, « Vom Protest zum Widerstand », konkret, Hambourg, n°5, mai 1968.

(Image en une : Pauline Boudry & Renate Lorenz, Improvisation télépathique, 2017. Performance filmée, 20′.)