r e v i e w s

Patrik Pion, La perte du bonheur

par Andréanne Béguin

La Synagogue de Delme
29.10.22 au 12.02.23

Dans la blancheur pure de la Synagogue de Delme éclate une bande sonore, si puissante qu’elle devient matière remplissant l’espace, une saturation qui pourra virer pour certains à l’oppression. Pour la créer, Patrik Pion a enregistré les bruits de manifestations : cris, sifflets, chants. Cette rumeur de la foule – ici étirée, diluée, robotisée – est une sorte de muzak qui aurait mal tourné, et dont la noirceur révèlerait enfin le dessein manipulateur de ces musiques d’ambiance. Le ton de l’exposition est donné, entre low-tech et conscientisation. Sur un écran, la boucle vidéo Et moi-même… volontairement turquoisée, capturée au téléphone par l’artiste dans le métro parisien, témoigne d’une scène banale qui se révèle grinçante à la lecture de son sous-titre emprunté aux Rêveries du Promeneur Solitaire de Rousseau : « Détaché d’eux et de tout » dit bien toute l’ultra moderne solitude

Vue de l’exposition La perte du bonheur de Patrik Pion, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2022. Photo : OH Dancy.  Courtesy galerie Valeria Cetraro, Paris

Une esthétique techno-surréaliste ponctue l’exposition et se retrouve dans les polices d’écriture utilisées dans les autres films, tout droit sorties des animations de texte d’une version antique de PowerPoint. Affirmant, par l’image en mouvement, un refus de la sophistication, l’artiste s’en tient à cette simplicité dans ses sculptures. Le corpus rassemblé pour l’exposition n’est qu’une infime partie de sa production, qui s’élève à plus de trois cents œuvres en papier, dont la technique est rudimentaire : du papier journal vierge et des agrafes permettent de reproduire, en les changeant d’échelle, des objets génériques, issus de la société de consommation. Le volume de notre possession matérielle capitaliste, estimé par l’Ademe à 2,5 tonnes d’objets cumulés par logement en France, explique le tropisme de l’artiste à produire autant d’objets. Agrandis ou rétrécis, détachés de toute fonctionnalité, ces objets en papier deviennent grotesques. La simplicité apparente du matériau cache une complexité : dans la création d’abord, puisque ces objets sont reproduits de mémoire ; dans le geste ensuite, car ils naissent d’une multiplication de pliages, donnant raison à la conclusion de Gilles Deleuze, dans Le Pli. Leibniz et le baroque : « Il s’agit toujours de plier, déplier, replier ». 

La complexité réside aussi dans la couleur blanche, nuancée en fonction de leur vieillissement et des réactions aléatoires du papier journal. Cette couleur, selon Michel Pastoureau oscille toujours entre lumière primordiale, originelle, et lumière indécise : celle de la mort et des fantômes. Ces deux opposés coexistent dans l’exposition, par la matérialité aveuglante des blancs sur blancs d’une part, et de l’autre par sa dimension fantomatique magnifiée dans le dessin 07-19/22:35”. Par sa technique de pierre noire et de rehauts blancs, Patrik Pion rappelle l’utilisation ancestrale du blanc. Au paléolithique, des matières crayeuses permettaient de représenter sur les parois grisâtres des grottes le bestiaire de l’époque ; au Moyen-Âge, il était ajouté sur les manuscrits enluminés, dont la teinte naturelle était terne. Utilisé ici, il donne aux objets en papier une autre existence. Par effets de juxtaposition au sein d’une composition hasardeuse, des clés et des objets sont mis en scène, un peu à la manière des premiers films expressionnistes, muets et en noir et blanc, d’où surgissent des figures spectrales. 

L’influence cinématographique se retrouve également dans l’écran blanc qu’incarnent les objets en papier, sorte de pendant sculptural des écrans de cinéma de la série « Theater » d’Hiroshi Sugimoto, dont l’unité chromatique repousse les limites physiques des contours. Dépouillés de leurs couleurs et de leurs marques, ils n’appartiennent plus au système de consommation. Au contraire, la surface blanche est laissée à la discrétion des propres schémas référentiels des visiteurs, offerte à leurs projections mentales. La fonction de l’écran blanc, dans le cinéma de Michelangelo Antonioni par exemple, ne rassemble plus la somme des images passées, mais accueille au contraire toutes les potentielles images à venir. L’artiste apporte peut-être le témoignage d’un changement de paradigme. À l’inverse d’un marketing et d‘un branding réservé au grand capital, nous serions entrés dans une ère de la marchandisation et de la publicisation de soi : les sculptures de Patrik Pion évoquent des « goodies », dorénavant laissés blancs, personnalisables à l’envie.

Patrik Pion, 07-19/22:35”, 2019, pierre noire, encre grise, rehauts de blanc sur papier à grain, 320 x 125 cm.
Vue de l’exposition La perte du bonheur de Patrik Pion, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2022. Photo : OH Dancy. Courtesy galerie Valeria Cetraro, Paris

Pour citer Michel Pastoureau, notre société contemporaine s’est tout entière jetée dans la quête du « superblanc », idéal de pureté et de bonheur, qui, pour Patrik Pion, est vaine, comme le signale le titre de l’exposition. C’est en effet, dans cette blancheur clinique de laboratoire et par une scénographie métallique – proche de la table d’opération – que l’artiste dissèque la perte du bonheur, donnant tour à tour à voir les causes ou les symptômes du mal-être contemporain. 

La peur des masses et de ses débordements justifie un arsenal de surveillance et de manipulation des individus, dénoncé par la vidéo Et moi-même…, ou encore par les numéros d’immatriculation installés au mur. Autre cause : la technophilie dégoulinante de lyrisme, avec laquelle l’artiste joue dans la vidéo Modernity knows… Filmée au-dessus du périphérique et par des effets de split-screen, cette vidéo est une version dégénérée du film l’Homme à la caméra de Dziga Vertov, qui, en 1929, faisait l’apologie du développement des transports dans la petite ville d’Odessa. 

Empêtrée dans l’angoisse et la solitude, notre société est shootée aux opiacés, dont les compositions chimiques font l’objet d’animations vidéo. Elles sont mises en dialogue avec des citations telle que : « le sentiment de solitude entraîne la panique », qui pourraient figurer sur des notices de médicaments. L’exposition invite à s’insurger avec l’artiste contre le fatalisme ambiant, qui pousse le système dominant à ne jamais traiter les causes, à ne proposer que des béquilles – que l’on retrouvera, immenses et monumentales, au centre de l’espace – sans chercher à vouloir mieux faire pour nous sauver. 

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Head Image : Vue de l’exposition La perte du bonheur de Patrik Pion, centre d’art contemporain – la synagogue de Delme, 2022. Photo : OH Dancy. Courtesy galerie Valeria Cetraro, Paris