Omar Ba à La Kunsthalle Mulhouse
Destins communs
09.06 au 29.10
Alors étudiant à l’École des Beaux-Arts de Genève, Omar Ba était poussé à peindre sur du blanc, les couleurs en ressortiraient mieux. Outrepassant cette convention et cette hégémonie chromatique lourde de sens, il décide alors de peindre sur des fonds noirs et c’est à partir de cette émancipation qu’il a pu établir un dialogue avec son support et y laisser jaillir sa sensibilité. Sa peinture prolifique a recours à une technique que l’on observe avec constance : un fond noir, puis par superposition successive un décor végétal, un sujet central et des détails connexes, comme des sortes de totems, des drapeaux ou encore des inventions comme le « bonnet-monde ». Ce principe simple de composition s’enrichit ensuite d’une grande variété de matières utilisées : peinture à l’huile, acrylique, aquarelles, craies grasses, pastels, crayons de couleurs, encre ou encore tipp-ex. À cela s’ajoute une virtuosité des motifs choisis et des textures évoquées, notamment pour ses arrière-plans, qui se décline en pétales, plumes, feuilles, tiges, créant un Mille-fleurs aussi onirique que ceux des tapisseries médiévales. Sans pour autant jamais s’épuiser, elle lui permet dans une homogénéité esthétique de traiter des sujets historiques, évènements d’actualités et considérations politiques, qui au fil des ans sont les témoins de l’état de marche mondial.
Son flot inextinguible traduit une urgence de la compréhension située du monde et sa représentation, à partir de ce qu’il est, Sénégalais vivant entre son pays et la Suisse, petit-fils de tirailleur ; et à partir de ce qu’il voit et observe dans chaque pays, au cours de ses déplacements. Il nous livre sa lecture intime et personnelle de l’Afrique contemporaine, de ses défis, de ses blessures, de sa jeunesse, avec générosité et sans imposer une interprétation et un point de vue absolu. Cette connaissance sensible se nourrit d’images, de rencontres, de photographies, dont l’installation vidéo Documents de travail en montre une sélection et un assemblage. On devine sans peine le lien visuel entre ses peintures et les couleurs, les habits, les motifs végétaux, les mouvements du corps que l’on y découvre au fur et à mesure des clichés. Elle puise aussi dans l’Histoire et ses traumatismes, notamment la Seconde Guerre Mondiale, sur laquelle l’artiste ne cesse de se renseigner, de collecter des informations et des artefacts pour se construire sa vérité sur le rôle et le traitement des tirailleurs sénégalais dans le conflit. Sur les marchés aux Puces de Genève, il glane des médailles, des pièces, des périodiques d’époques, des sacs. Ces objets l’accompagnent, parfois il intervient plastiquement dessus comme avec ces médailles fondues et retravaillées, destinées symboliquement aux soldats sénégalais qui n’ont jamais été décorés. L’exposition nous permet grâce à une installation inédite intitulée Laboratoire privé d’avoir accès à cette matière historique qui le travaille au corps et traverse ses peintures. On y trouve également une série de cartes postales coloniales d’où la stigmatisation et la représentation imposées par l’homme blanc des populations, des ethnies sautent aux yeux. Des documents de travail, feuilles imprimées, ou encore des photographies de poses permettent aussi de saisir sa manière presque compulsive de travailler avec ces documents, de les assembler et d’utiliser leur charge visuelle et narrative dans ses compositions.
Tout cela gravite dans son espace mental, jusqu’à appeler la toile, déclencher sa peinture, et se propulser de sujets en sujets. La sélection d’œuvre dans l’exposition est récente – Monde parallèle I et II ayant été réalisées pour l’exposition – et témoigne des thématiques qui animent Omar Ba ces derniers temps. On y retrouve une mention à la pandémie dans Dispersion avant l’impasse, vue et mise en scène comme un aveu de faiblesse des puissances occidentales, et une vulnérabilité qui rétablit une certaine forme d’égalité. La présence d’un crâne et celle du papillon ne sont pas sans rappeler les vanités, et l’allégorie de la fragilité humaine. Droit du sol – Droit de rêver 2#, reproduit en grand sur la façade la Kunsthalle, succède un voyage aux États-Unis, où il a été marqué par les injustices raciales qui pèsent sur la communauté afro-américaine, et réduisent – entres autres – les possibilités d’avenir et de rêves de cette jeunesse discriminée. On retrouve plus loin des considérations liées au pouvoir politique et géopolitique. L’homme anonyme en costume, les mains posées sur un livre, du dytique Superman and the Constitution II et III est une représentation du pouvoir. Il ne s’agit pas de la Constitution d’un pays en particulier mais une allégorie. La silhouette féminine dans l’ombre manifeste pour l’artiste l’effacement forcé de sociétés africaines matriarcales et de la réalité patriarcale du pouvoir. Pour Dispersion avant l’impasse, et pour l’œuvre en volume réalisée in-situ Fortification, il partage sa vision de la géopolitique du commerce mondial, la chaîne d’interconnexion invisible qui lie les décideurs politiques, comme ceux du Global Grain qui se réunissent à Genève, aux paysans africains. L’économie mondiale se joue aussi des conflits et des zones de tensions, comme il le rappelle en utilisant des centaines de sacs de l’armée suisse pour peindre dessus trois figures humaines génériques. Au centre de toutes ses peintures, les représentations humaines restent indistinctes, les visages sont masqués ou floutés, ou parfois fondus dans un être hybride comme l’homme papillon de Dispersion avant l’impasse.
En partant de sa compréhension du monde, en imbriquant des inspirations, des thématiques, il parvient à niveau d’universalité, et d’entendement commun d’une histoire aux multiples facettes. Les messages emprunts de gravité et de faits parfois macabres, qu’il fait passer, nous touchent avec d’autant plus de vigueur qu’ils s’incarnent avec douceur, s’enflamment dans des couleurs chatoyantes et se lisent au prisme d’une puissance fictionnelle inépuisable.
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Head image : Omar Ba, vue de l’exposition Destins communs, La Kunsthalle Mulhouse. Photo JJ Delattre.
- Publié dans le numéro : 104
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- Du même auteur : Moffat Takadiwa, Stanislas Paruzel à 40mcube, EuroFabrique en Roumanie, June Crespo, Mathilde Rosier et Ana Vaz au CRAC Altkirch, Anne Laure Sacriste,
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