r e v i e w s

Nervous Systems

par Aude Launay

HKW, Berlin, 11.03_9.05.2016

L’alternative qui se pose à nous aujourd’hui est relativement claire : devons-nous réinventer la société ou réinventer l’humain pour qu’il s’adapte au mieux à elle ? Comme le souligne très justement Bernd Scherer, directeur du HKW, dans son introduction à l’ouvrage qui accompagne l’exposition « Nervous Systems », nous assistons à une « objectification factuelle des sujets1 », ce qu’il explique ainsi : depuis que nos comportements passés sont quantifiés et enregistrés sous forme de données, ils reviennent formater nos comportements futurs via des algorithmes qui les utilisent pour forger nos besoins, influencer nos décisions et limiter progressivement notre liberté.

Comment alors penser le produit de notre pensée lorsqu’il semble vouloir nous échapper ?

Une certaine proportion d’entre nous juge bon d’ajouter volontairement des données personnelles à toutes celles qui sont déjà récupérées sur chacun sans son consentement ou avec son approbation tacite, disons sur chacun qui n’en est que vaguement conscient et donc ne tente pas de s’en prémunir. Difficile, de toute manière, pour quiconque utilise ne serait-ce qu’une carte de crédit, Internet ou un smartphone.

On Kawara, I am still alive, 17.3.1995. Télégramme à Hinrich Weidemann, 20.2 × 26.2 × 3.5 cm. (détail). Collection privée. Courtesy Campagne Première. Photo : Laura Fiorio/HKW.

Ce sont des œuvres d’On Kawara, pionnier sur la scène artistique de la quantification de la vie personnelle, et de Douglas Huebler, chantre de la corrélation constater / documenter, que l’on rencontre en premier dans le conséquent parcours de l’exposition. L’interprétation de Variable Piece n°4 (1969) — fonctionnant sur le principe d’une boîte à idées, cette pièce permettait l’échange et la diffusion anonyme de secrets — qu’en font les curateurs l’actualise au plus haut point, ces derniers la remettant en perspective avec l’obsession d’auto-exposition de soi qui nous est contemporaine et dont l’emblème serait sans aucun doute les réseaux sociaux. Stéphanie Hankey et Marek Tuszynski (co-fondateurs du Tactical Technology Collective) ainsi qu’Anselm Franke, tous trois commissaires de « Nervous Systems », insistent en effet sur l’importance qu’il y a à relire des pièces des années soixante, soixante-dix ou même quatre-vingt à l’aune de ce que nous savons et vivons aujourd’hui. Ils rappellent que, quelle que soit l’époque, la relation du corps aux technologies de son temps est, de fait, sans cesse source d’interrogations renouvelées. Theme Song (1973), qui voit Vito Acconci dans une tentative de séduction du spectateur outre-caméra s’adresser à ce dernier — ou à cette dernière ?— le visage presque accolé à l’objectif dans une vision qui n’est pas sans nous évoquer nos conversations Facetime ou les vidéos de présentation des amateurs de sites de rencontres, voisine avec les quinze épisodes de The Common Sense (2014), la mini-série science-fictionnelle de Melanie Gilligan consacrée à la transmission informatique des émotions et sensations.

Jon Rafman, The Nine Eyes of Google Street View. Courtesy Jon Rafman; Future Gallery, Berlin.

Non loin, trois grands tirages photographiques de Jon Rafman issus de sa série en cours The Nine Eyes of Google Street View (captures de vues isolées parmi le flot produit par le logiciel) semblent un écho au film On Air (2009) de Laurent Grasso, projeté à l’autre extrémité de l’exposition, qui présente une sorte d’animal-drone (étonnante version inversée des nano drones dont la ressemblance avec des insectes réels est de plus en poussée ; en fait un faucon auquel est attachée une petite caméra) dans une évocation des moyens utilisés par des groupes de combattants au Moyen-Orient pour contrer la toute-surveillance des puissances opposées comme le recours à des méthodes aussi archaïques que les pigeons voyageurs. Entre les étonnantes images de Grasso qui semblent nous offrir, comme à leur habitude, le point de vue de la caméra, et celles de Rafman qui nous proposent l’impossible point de vue multiple du logiciel aux neuf caméras par image, Robot Readable World (2012), la fascinante vidéo de Timo Arnall qui avait fait beaucoup parler d’elle lors de ses premières diffusions, pose littéralement la question : comment les robots voient-ils le monde ? Attention, si cette excitante formulation n’aborde a priori que l’aspect esthétique de la vision, l’on est forcément tenté d’extrapoler. Les nombreuses scènes d’extérieur, urbaines ou routières, se prêtent en effet plutôt bien à l’exercice : que les caméras soient fixes ou embarquées, les panneaux de signalisation, les véhicules, les passants identifiés par des cadres, des cercles, des lignes et des flèches de couleur créent une lancinante litanie comme une enfilade de vieux vidéo clips, renforcée par l’electro doucereuse qui fait office de bande son. Le monde est en RVB. Semble un vaste assemblage de formes géométriques pixellisées sur fond d’images floues. La détection des expressions faciales, magnifiquement sommaire, produit des séquences hilarantes. Qu’est ce qu’une foule dans un hall de gare sinon une masse de micro déplacements en tous sens ? Qu’est ce qu’une circulation autoroutière si ce n’est un faisceau de mouvements parallèles ? La collection d’extraits de vidéos de vision artificielle assemblée par Arnall ébauche, via ses images que l’on serait évidemment tenté de qualifier de « simplistes », une réflexion bien plus acérée que son aspect de clip électro suranné peut laisser présager. À l’inverse, les longs plans séquences d’Emma Charles dans le Manhattan des réseaux de câbles qui occupent des étages entiers d’immeubles autrefois dévolus au travail d’êtres de chair (Fragments on Machines, 2013) esthétisent tant leur propos qu’il en perd un peu de piquant.

Emma Charles, Fragments on Machines, 2013. HD Video, 17′.

Le troublant extrait vidéo de World Brain2 (2015) de Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon déplace le débat dans le champ du langage : dans ce chapitre consacré à l’automatisme, les réflexions de la calme et presque robotique voix off dérivent vers des assertions de plus en plus angoissantes telles que « il se construit une société de plus en plus automatisée qui fonctionne progressivement toute seule, elle fonctionne avec autant d’efficacité sinon plus en se passant de l’homme. L’être humain lui-même devient extérieur à la société qu’il a créée » avant de laisser place à un désopilant dialogue entre un « consommateur » et un service vocal auquel ledit consommateur essaie de faire avouer que son interlocuteur est bien un robot tandis que ce dernier dément avec force phrases toutes faites, répétant à l’envi « I am a real person » sans jamais accéder à la requête du consommateur qui cherche à lui faire dire « I am not a robot ».

De l’expérience du quotidien que l’on a tous plus ou moins déjà tentée, qui en chattant avec l’avatar de la SNCF, qui avec celui de son opérateur téléphonique, à celles qui formatent notre quotidien il n’y a qu’une différence d’amplitude qu’étudie le collectif RYBN depuis un certain nombre d’années déjà. The Algorithmic Trading Freak Show (2013-14), collection d’algorithmes de trading défectueux — les seuls qui soient accessibles, les autres, ceux qui sont fonctionnement, étant des secrets bien gardés  —prend ici la forme de vitrines d’un muséum d’histoire artificielle. Scellés sous leur plaques de verres, les détails de certains programmes ayant été utilisés dans la haute finance et désormais mis au jour permettent de rendre un tant soit peu tangibles l’ingénierie qui se cache derrière les marchés financiers et d’oser la question suivante : si les systèmes d’intelligence artificielle peuvent présenter des imperfections, est-ce parce qu’ils sont le fruit de conceptions humaines ?

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show, 2013-14. Vue de l’exposition "Nervous Systems", HKW, Berlin, 2016. Courtesy RYBN. Photo : Laura Fiorio/HKW.

RYBN, The Algorithmic Trading Freak Show, 2013-14. Vue de l’exposition « Nervous Systems », HKW, Berlin, 2016. Courtesy RYBN. Photo : Laura Fiorio/HKW.

Incarner l’intangible, c’est aussi ce que propose !Mediengruppe Bitnik avec l’une des rares installations à proprement parler de l’exposition, que l’on pourrait même qualifier de sculpture. Après plusieurs visites physiquement rendues à Julian Assange depuis 2013, le duo zurichois choisit de reproduire à l’échelle 1 et à l’identique le désormais célèbre bureau qu’occupe le fondateur de WikiLeaks à l’ambassade d’Equateur depuis bientôt quatre ans. Si ce dernier ne peut quitter cet espace sous aucun prétexte sous peine d’être immédiatement arrêté par la police britannique qui encercle l’ambassade, il ne peut non plus franchement le donner à voir pour d’évidentes raisons de sécurité. Cette réplique est donc réalisée de mémoire — du fait de l’interdiction de prendre des photos au sein de l’ambassade — par les artistes. C’est à pénétrer l’univers clos de Julian Assange mais aussi le centre névralgique de WikiLeaks qu’invite ici !Mediengruppe Bitnik. La Assange’s Room (2014) est évidemment un projet éminemment politique au premier abord mais aussi via les considérations sur l’espace qu’elle met en œuvre : que signifie l’inclusion d’un espace dans un autre ? La reproduction d’une sensation spatiale est-elle possible ?

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr.Assange (Assange's room), 2014. Photo: Laura Fiorio. Courtesy !Mediengruppe Bitnik.

!Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr.Assange (Assange’s room), 2014. Photo: Laura Fiorio. Courtesy !Mediengruppe Bitnik.

Des interrogations bienvenues au cœur de cette exposition proprement encyclopédique qu’est « Nervous Systems », dont le systématisme didactique du display, s’il est suffisamment bien conçu pour permettre de rassembler tant d’œuvres et d’informations — une quantité impressionnante de textes de sources très diverses, tous plus éclairants les uns que les autres, tient lieu de pivots du propos des commissaires — au seul rez-de-chaussée du HKW, penche néanmoins peut-être un peu trop du côté de la mise en espace d’un essai théorique parfaitement illustré. Il est en effet proprement impossible à un cerveau humain d’emmagasiner et de traiter autant de données que celles qui lui sont ici offertes en pâture, aussi passionnantes soient-elles. À moins de ne considérer cette exposition comme un hypermédia…

Vue de l’exposition. Photo : Laura Fiorio / HKW.

Vue de l’exposition.
Photo : Laura Fiorio / HKW.

Vue de l'exposition. Photo: Laura Fiorio/HKW.

Vue de l’exposition. Photo: Laura Fiorio/HKW.

1 Nervous Systems, Quantified Life and the Social Question, HKW / Spector Books, 2016, p. 8.

2 L’intégralité du projet World Brain est expérimentable en ligne : http://worldbrain.arte.tv/#/ et est aussi accessible dans le cadre de « Futurs non-conformes #1 » via l’espace virtuel du Jeu de Paume (voir à ce sujet mon entretien avec Nicolas Maigret).

Avec les œuvres et contributions de : Vito Acconci, Timo Arnall, Mari Bastashevski, Grégoire Chamayou, Emma Charles, Mike Crane, Arthur Eisenson, Harun Farocki, Charles Gaines, Melanie Gilligan, Goldin+Senneby, Avery F. Gordon, Laurent Grasso, Orit Halpern, Lawrence Abu Hamdan, Ben Hayes, Douglas Huebler, Tung-Hui Hu, On Kawara, Korpys / Löffler, Lawrence Liang, Noortje Marres, !Mediengruppe Bitnik, Henrik Olesen, Matteo Pasquinelli, Julien Prévieux, Jon Rafman, Miljohn Ruperto, RYBN.ORG, Dierk Schmidt, Nishant Shah, Eyal Sivan & Audrey Maurion, Deborah Stratman, Alex Verhaest, Gwenola Wagon & Stéphane Degoutin, Stephen Willats, Mushon Zer-Aviv, Jacob Appelbaum & Ai Weiwei, Aram Bartholl, Tega Brain & Surya Mattu, James Bridle, Julian Oliver & Danja Vasiliev, Veridiana Zurita, Open Data City, Peng! Collective, Privacy International, Share Lab, Malte Spitz…


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