r e v i e w s

Move 2023 Corps indisciplinés / Merveilleux démons

par Gabriela Anco

Centre Pompidou
15 Jun – 2 Jul 2023

MOVE – Un festival de danse, de performance et de vidéo

Alexandra Bachzetsis, Lara Dâmaso, Dorota Gawęda & Eglė Kulbokaitė, Gerard & Kelly, Natasza Gerlach, Sophie Jung, Marijke de Roover  

Le festival Move du Centre Pompidou, sous le commissariat de Caroline Ferreira, s’articule autour du principe de plus en plus affirmé de parler, bouger, espérer et se projeter sans réserve. La programmation du festival, soigneusement sélectionnée et articulée autour de la création majoritairement féminine, reflète une position politique et intellectuelle déterminée. En accordant un espace réflectifaux corps marginalisés, le festival joue un rôle actif dans la défense des personnes défavorisées. Le titre de l’édition, dérivé d’une citation de l’essai d’Hélène Cixous “Le sexe ou la tête », qualifie les femmes souffrant d’hystérie de « merveilleux démons”. Ce n’est donc pas une surprise que ce texte de 1976 pourrait servir de précieux manuel pour appréhender l’ensemble du festival, afin de comprendre le corps au-delà des limites des normes masculines cisgenres et de le considérer comme un outil précieux pour ceux qui choisissent de vivre en dehors de traditions préconçues et fabriquées.

Alexandra Bachzetsis, Installation 2020 Obscene, Festival Move, Centre Pompidou, © Herve Veronese

Merveilleux démons

“L’hystérique, c’est un merveilleux démon qui est toujours dans la division, dans la ruse du faire. Elle est quelqu’un qui ne se fait pas… elle ne se fait pas mais elle fait l’autre.” 

C’est par cette partie du festival Move que l’on commence, qui se présente comme une invitation à transcender les limites d’une approche binaire, ordonnée et prévisible de la réalité et du comportement conventionnel. Remettant en question les normes et les traditions de la société moderne, les artistes explorent d’autres modes d’existence, de mouvement, de son et d’apparence. Le festival expose les limites d’une mentalité binaire de la notion de couple – homme et femme – basée sur une pure opposition, profondément ancrée dans la tradition judéo-chrétienne, où la dichotomie entre le bien et le mal est renforcée. Ceux qui respectent les normes dictées par un système sociétal dominé par les hommes sont souvent qualifiés de normaux, bons, angéliques et pieux, tandis que ceux qui s’en écartent sont désignés comme anormaux, non conformes, mauvais ou démoniaques. Inutile de dire que le festival célèbre précisément ces personnes, en récupérant les termes susmentionnés en dehors du domaine des systèmes de valeur fondés sur un jugement discriminatoire, et en les reconnaissant comme des qualités merveilleuses.

La performance de Lara Dâmaso dans son installation in situ, Gravity and Grace, invite le public à la voir se déplacer dans l’espace selon une trajectoire prédéfinie. Elle est guidée par les lignes formées par des rideaux cousus ensemble qui composent l’installation. Sa voix, crue et résonnante, émane des profondeurs de son être et se mêle à des mouvements instinctifs et charnels. Comme un mouvement circulaire, elle inspire et expire l’espace même. L’exploration de Dâmaso ne remet pas simplement en question la normalité et les normes ; elle loue plutôt l’essence de notre humanité partagée. Son costume, construit dans le prolongement de l’installation en tissu, révèle des parties de son corps nu, confrontant la notion de séduction. Son corps se montre comme le symbole de la féminité, de la fertilité, de la procréation, de la transformation, mais n’évoque en aucun cas un manque. Il transparaît avec un sentiment d’unité et d’achèvement, une sorte d’harmonie humaine. Alors qu’elle se déplace au milieu de la foule, tout en laissant de la place au public, elle se taille en même temps sa propre place, symbolisant la lutte équitable pour un lieu à soi selon le titre mythique de Virginia Woolf.

Tout comme le travail de Dâmaso, la pièce Eventfully Tender de Natasza Gerlach est immersive mais non participative. Elle met en scène quatre performeur/euses qui naviguent constamment dans l’espace dans une négociation permanente avec l’autre. Tournant autour des idées d’empathie, de tendresse et d’intimité, les performeur/euses occupent l’espace et se répartissent les responsabilités et leur présence. Avec des esthétiques et des qualités techniques diverses, ils manipulent la tension et l’énergie dans l’espace, façonnant l’ensemble du spectacle autour de leurs actions collectives. Cette responsabilité s’étend également aux spectateurs, qui doivent choisir leur propre point de vue, en acceptant que le fait de se concentrer sur un fragment de la pièce limite leur observation des autres. 

Adoptant une esthétique du bloc de l’Est, caractérisée par des palettes noires et blanches et des matériaux tels que le latex, le polyester et le coton, les performeur/euses de Gerlach effacent les différences binaires entre les sexes. À la limite du sublime, ils/elles incarnent à la fois la beauté et l’effroi. Leurs yeux sans pupille et leurs mouvements tendus au ralenti évoquent les survivant/es d’une réalité post-apocalyptique, voire parallèle. Le point culminant de la performance se déroule comme une cérémonie de l’intime, où les performeur/euses s’entraident à retirer les lentilles des yeux, leur permettant ainsi de voir enfin. Comme un changement d’état symbolique, les personnages acquièrent le sens de la vue grâce au tendre toucher de leurs pairs.

La performance suit une structure narrative prédéfinie qui se montre comme une pièce de théâtre abstraite, une toile ouverte invitant à la projection extérieure. Accompagnée d’une musique pénétrante, la chorégraphie fournit suffisamment d’éléments tangibles pour ancrer le spectateur dans la narration.

Cette idée de la transformation, voire de la transmutation par l’autre, et plus spécifiquement celle de la transgression de multiples réalités par le corps, se retrouve aussi dans la pièce BROOD de Dorota Gawęda & Eglė Kulbokaitė. Ses performeur/euses traversent le temps et l’espace et hantent les salles du Centre Pompidou au cours d’une journée. Avec des cornes qui poussent de leurs visages,  ils/elles entremêlent leurs identités, incarnant des êtres d’un autre monde. On les entend converser avec des entités invisibles et chanter en polyphonie s’inspirant des traditions folkloriques lituaniennes et grecques. L’installation du même duo artistique, SULK, s’approfondit sur la notion de l’existence simultanée. Des paravents transparents en verre et en métal ressemblant à des portes improbables laissent entrevoir un autre monde, tandis qu’un objet inspiré de la science-fiction situé à l’entrée fait office de télécommande futuriste pour un vaisseau voyageant à travers le temps et l’espace.

Une odeur particulière imprègne l’espace et nous transporte instinctivement ailleurs, au-delà des limites du Centre Pompidou. Révélés plus tard comme des vestiges d’une performance précédente, les paravents et le parfum spécialement conçu, reproduisant l’odeur d’un autre espace, servent de reliques du passé.

Marijke de Roover, Cum as Your Madness, Festival Move, Centre Pompidou, © Herve Veronese

Affirmer la différence 

“Les femmes ont en elles de quoi pouvoir organiser cette survie ou cette animation de l’autre, de l’altérité dans son intégrité. Elles ont en elles de quoi affirmer la différence, leur différence telle que rien ne puisse détruire cette différence, mais qu’elle soit au contraire affirmée, et affirmée jusqu’à l’étrangeté.” 

Cixous décrit les femmes comme nécessairement différentes au sein d’une société dominée par les hommes, étant ainsi pionnières d’une lutte qui englobe aujourd’hui l’ensemble de la communauté queer. Cela dit, échapper au réseau complexe de la  culture dominée par les cishommes via le biais de l’exclusion n’est pas viable ou désirable pour ceux et celles qui cherchent précisément à s’intégrer dans la société. Effacer ou modifier le passé nous prive de valeurs essentielles incarnées dans notre existence, créant ainsi des lacunes qui aboutissent finalement à des fondations précaires. C’est dans ce contexte que certain/es artistes préfèrent transformer et réinterpréter les archétypes existants, en proposant une version alternative basée sur des circonstances familières. Par exemple, Alexandra Bachzetsis et Sophie Jung remettent en question l’archétype de la femme allongée, en la libérant de sa passivité et en la dotant de pensées et d’intentions indépendantes. Dans l’installation vidéo de Bachzetsis, 2020:Obscene, divers personnages, féminins et masculins, sont représentés allongés, y compris l’artiste elle-même. Cependant, la représentation de la femme allongée est dynamique, elle bouge, se tient debout, se tourne et marche. Les trois écrans affichent une séquence continue de scènes, chacune accompagnée de sa propre musique et de ses propres couleurs. Avec de légers décalages, ces écrans placent le spectateur légèrement en avant ou en arrière de l’action, tandis qu’un écran place le regard du spectateur derrière la caméra. Cette disposition crée une expérience immersive, où le spectateur a l’illusion d’être un observateur actif au sein de l’équipe de tournage, capable d’intervenir et de “couper” l’action à tout moment.

De même, Sophie Jung commence sa performance « Femme dans un extérieur (La Pisseuse) » allongée sur une méridienne au milieu de la collection permanente d’oeuvres de la modernité du 5e étage du Centre Pompidou. Représentant le personnage Frau Welt, elle incarne la muse nue et omniprésente figurant dans de nombreuses œuvres d’art de la collection. Cependant, elle bouscule le récit conventionnel en prenant le micro et la parole. Que dirait une muse de sa collection privée si elle en avait l’occasion ? Son discours est rapide et articulé, révélant des histoires et des secrets qui guident le spectateur à travers des œuvres d’artistes tels que Picasso, Le Corbusier, Otto Dix, Man Ray, Balthus et bien d’autres encore. Grâce à un jeu de mots complexe, Jung transforme le discours en termes lacaniens, découvrant de nouvelles significations dans les phrases énoncées. Elle évoque la solitude, les musées en tant que cryptes, les corps à poser et à exposer, le fait de toucher et surtout de ne pas toucher, l’insurrection, l’érection, la correction, la collection et la cumllection

Les deux artistes, Jung et Bachzetsis, détournent la notion de regard masculin et remettent en question notre perception de l’histoire de l’art. Sans pour autant chercher de nouvelles cibles à observer, elles se transforment progressivement en anti-muses.

Gerard & Kelly offrent une perspective distincte, mais alignée sur les principes d’affirmation de la différence, à travers leur remarquable mise en scène d’un opéra-ballet basé sur la composition de Julius Eastman, « Gay Guerilla ». La performance est une activation d’une installation existante située dans la galerie 3, comprenant trois pianos, deux violoncelles, des installations de néons au sol et au mur, ainsi que des œuvres sur papier. En écho aux efforts de Sophie Jung et d’Alexandra Bachzetsis pour se faire leur propre place dans un monde de l’art dominé par des principes masculins, Eastman, un homme noir ouvertement gay, a cherché avec ferveur dans les années 1970 à se faire une place dans un monde qui rejetait souvent les individus comme lui. Sous la direction de Gerard et Kelly, des danseurs classiques de l’Opéra de Paris et de l’American Modern Opera Company incarnent la musique et le personnage d’Eastman, évoquant les sentiments de ferveur sauvage, de grandeur, de délire, voire du démoniaque. Simultanément, la pièce crée un espace pour l’idée du care, du plaisir, de la réciprocité et du toucher, offrant une expérience à la fois transformatrice et nourricière.

Dorota Gaweda & Egle Kulbokaite, Installation Sulk, Festival Move, Centre Pompidou, © Herve Veronese

Le rire

“C’est l’éclat, c’est l’effusion, c’est un certain humour qu’on ne s’attend jamais à trouver chez les femmes et qui pourtant est sûrement leur force la plus grande parce que c’est l’humour qui voit l’homme beaucoup plus loin qu’il ne s’est jamais vu.”

Un rire fort n’est ni nerveux ni moqueur, il est l’appropriation d’une situation appréhendée et comprise. Un rire est un signe de ponctuation dans une narration, c’est une porte ouverte sur une vision distanciée des choses. L’œuvre Cum As Your Madness de Marijke de Roover est un commentaire puissant sur le traitement des femmes à l’époque des procès en sorcellerie et ses répercussions sur les correspondances actuelles entre les sexes. En même temps, l’œuvre est entrelacée de scènes pornographiques, décrivant des moments BDSM consentis. Subtilement, l’artiste ouvre une discussion sur la violence et l’agression, apparaissant commeune métaphore des pratiques sexuelles non conventionnelles, en particulier lorsqu’elles touchent à l’interprétation sacrée de la sainte féminité. Souvent perçues comme des qualités masculines, elles sont en fait une libération de la force, de la tension et de l’énergie, des qualités incompatibles avec les femmes d’autrefois, ce qui a pu provoquer la peur et finalement la répression. Construit comme un jeu vidéo, le personnage principal voyage d’un point à l’autre pour révéler divers lieux et aspects auxquels on peut accéder en jouant. Faisant la part belle à l’humour, l’artiste permet au spectateur de prendre du recul et d’appréhender l’information de manière plus neutre, loin du pathos et de l’émotion. Sous l’apparence de la légèreté, l’artiste parvient à faire passer une quantité importante d’informations. Le choc vient après, laissant le spectateur avec la profonde prise de conscience que le rire peut être à la fois un bouclier et une arme, capable de démanteler les normes sociétales et de déclencher une introspection critique.

1 Cixous Hélène. Le sexe ou la tête ?. In: Les Cahiers du GRIF, n°13, 1976. Elles consonnent. Femmes et langages II. pp. 5-15. 
2 Ibid.
3 Ibid.

Natasza Gerlach, Eventfully tender, Festival Move 2023, Centre Pompidou, © Hervé Véronèse

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Head image : Gerard & Kelly, Gay Guerrilla, Festivals Move et Moviment, Centre Pompidou. © Herve Veronese