r e v i e w s

Martine Feipel et Jean Bechameil

par Vanessa Morisset

Automatic Revolution

HAB galerie, Nantes, 8.08—1.11.2020

Peu exposé en France du fait que ses auteurs ont surtout vadrouillé en Europe du Nord, Luxembourg, Pays-Bas et Belgique, le travail du couple d’artistes Martine Feipel et Jean Bechameil apparaît dans l’architecture de l’ancien hangar industriel de la HAB galerie comme un reflet de notre temps (l’une des pièces, une composition sonore de 2019 dans laquelle sont énoncées des données relatives aux catastrophes écologiques, s’intitule justement Zeitgeist), portant un drôle de regard sur la modernité : nostalgique, critique ou amusé, pas désabusé, parfois affectueux. À travers le choix d’œuvres exposées ici, il est question de l’héritage que l’on peut recevoir aujourd’hui des slogans révolutionnaires de mai 68, des modèles d’engagement politique, des utopies artistiques, dans les conditions culturelles, matérielles et économiques si différentes des années 1960 qui sont les nôtres. Cela se manifeste globalement par le principe qui régit l’exposition et rassemble les pièces en une œuvre d’art totale, principe qu’on ne découvre que progressivement, d’abord instinctivement, en percevant ça ou là le cling d’un système qui s’enclenche puis, de plus en plus consciemment, les œuvres comportant des parties mobiles ou sonores qui s’activent à tour de rôle. Au visiteur de les repérer et de les contempler au bon moment, de guetter, d’observer, contribuant ainsi au caractère ludique de la visite.

Pour peu, on se croirait face aux machines inventées par Raymond Roussel dans Locus Solus. Puis, le principe est clairement révélé par les artistes, le cœur de la machine — une table de contrôle fabriquée par eux-mêmes à partir d’éléments électroniques récupérés — étant exposé en tant qu’œuvre sous le titre Programmable Logic Controller Table et accompagné de dessins et de diagrammes. L’exposition obéit ainsi à un système d’activation automatique des pièces selon un ordre programmé par les artistes. Évocation du rapport de l’art à la machine contemporain des automatismes surprenants de la domotique naissante chez Jacques Tati, de la broyeuse de chocolat de Duchamp aux premières œuvres mécaniques de Jean Tinguely au milieu des années 1950, ces mises en mouvement nous replongent dans l’histoire de l’art du XXe siècle, avec néanmoins la distance de l’effet de citation, des contraintes propres à notre époque et une ligne esthétique décalée par rapport à celle de la modernité.

Du point de vue esthétique justement, certaines œuvres, par exemple le grand bas-relief en résine et époxy intitulé Electric Ellipse (2017), rappellent l’art géométrique du groupe Abstraction-Création, notamment les compositions d’Auguste Herbin et, de ce fait, nous font voyager dans le temps. Mais à la différence des œuvres d’Herbin ou de Dewasne, la gamme chromatique pastel et délicate choisie par les artistes n’a plus rien à voir avec les couleurs vives et tranchées des peintres du siècle dernier. Quant aux éléments mobiles de l’œuvre, deux disques qui tournent dans un sens puis dans l’autre, en modifiant subtilement la composition, ils arrivent tout droit des Reliefs méta-mécaniques de Tinguely mais, à la différence de ces derniers réalisés à une époque où n’importe quel bricoleur pouvait immédiatement faire fonctionner un moteur, chez Feipel et Bechameil qui opèrent à l’âge de l’électronique généralisée, le travail nécessite une bonne initiation auprès de spécialistes. Leur usage des moteurs est par conséquent plus volontariste. C’est pourquoi aussi, bien que récupérés, les moteurs qu’ils utilisent, laissés volontairement visibles à l’arrière des œuvres et exposés tels quels pour ce qui est des éléments du poste de contrôle, sont lisses et propres comme ceux qui se trouvent sous le capot d’une voiture actuelle, bien différents des bouts de ferrailles de Tinguely. Les mouvements qu’ils produisent s’accompagnent d’ailleurs souvent de musiques créées par des designers sonores qui renforcent cette impression d’un monde beaucoup plus lisse que celui des années 1950. De manière significative, la pièce centrale de l’exposition, Contra Construction Unit (2017), à la croisée de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et du manège, parodie avec des mouvements légers, des couleurs douces et une musique d’ambiance, les préceptes corbuséens (dont on connaît aujourd’hui les implications politiques douteuses). La machine de Feipel et Bechameil est un rappel conscient de l’héritage qu’il nous laisse, adouci par quelques éléments rose pâle et bleu turquoise.

Une œuvre se rattache cependant au passé avec plus de nostalgie que les autres. A Reworded Refrain (2017), composée de deux petites sculptures en résine beige représentant des radiocassettes — chacune avec un élément circulaire mobile, l’un bleu, l’autre gris, qui tourne en avant, tourne en arrière, par à-coups — nous remémore avec humour le déroulement des bandes magnétiques. Objet factice, faux vestige, à la différence des œuvres précédemment évoquées, celle-ci fait moins écho à la tradition de l’abstraction géométrique qu’à un réalisme qui valorise la culture pop.

Et, à y bien regarder, l’exposition peut être perçue comme une synthèse de toutes ces tendances qui, au XXe siècle, exprimaient des positions politiques tranchées qu’on a bien du mal à penser aussi clairement aujourd’hui. À cet égard, un ensemble de bannières en tissus colorés réalisées entre 2019 et 2020, certaines pour une autre exposition, d’autres pour celle-ci, reprend des slogans de mai 68 qui résonnent bizarrement. Sont-ils à prendre à la lettre ou comme des paroles mises à distance par l’esthétique qui les environne ? Qu’en est-il notamment de la phrase « Révolution je t’aime » qui renvoie directement au titre de l’exposition, Automatic Revolution ? Il semble que les artistes relient la révolution, au sens politique, à une multiplicité de petites révolutions, au sens mécanique, dont, pour leur part, ils ont pris le contrôle.

Toutes les images : Martine Feipel & Jean Bechameil, Automatic Revolution, HAB galerie, Le Voyage à Nantes 2020 © Martin Argyroglo