r e v i e w s

Lola Gonzalez, Veridis Quo

par Elsa Vettier

Passerelle, Centre d’art contemporain Brest, 4.06 – 27.08.2016

J’ignore si j’aurais ressenti la même familiarité avec les personnages du dernier film de Lola Gonzalez présenté à Passerelle si je l’avais visionné dans la pénombre de la salle où il est actuellement projeté. Loin du dispositif du centre d’art, j’ai regardé Veridis Quo sur l’écran de mon ordinateur dans une maison de vacances, une situation qui me rapprochait inévitablement du point de départ du film : un groupe de jeunes gens isolés dans une propriété au bord de la mer. D’autant plus que leurs visages n’étaient pas inconnus. Bien sûr, j’avais pu faire leur connaissance au fil des performances et des vidéos dans lesquelles leur amie de vingt-huit ans, Lola Gonzalez, les met inlassablement en scène depuis 2013. Mais pour tout dire, pas beaucoup plus âgés que moi, ils ressemblaient à mes propres amis, à des voisins, me donnant au premier abord la sensation de n’être ni désarçonnée ni intriguée par leur présence.

Pourtant un climat inquiétant s’instille d’entrée de jeu dans Veridis Quo. Contrairement aux deux précédentes vidéos de l’artiste (Winter is Coming, 2014 et Summer Camp, 2015) qui se déroulaient dans le décor solaire d’une maison en Charente, le film s’ouvre sur l’image d’une imposante bâtisse grise aux accents hitchcockiens. Sous un ciel couvert et au milieu d’arbres frémissants, dix filles et garçons se prêtent à une série d’exercices qui semble les préparer à se mouvoir dans l’obscurité. Les yeux fermés, ils se rentrent dedans, se guident à travers le jardin, tirent à la carabine avec une détermination silencieuse. Dans une scène qui rappelle les traversées aveugles du Café Müller de Pina Bausch, ils tentent tour à tour bras tendus d’attraper leurs camarades invisibles. Puis un matin, ce qui se préparait vient. Le surnaturel s’établit dans le calme. Au réveil, les protagonistes ouvrent leurs yeux dorénavant privés de pupilles, des globes blancs inanimés. Comme ils ont appris à le faire auparavant, ils quittent la maison accrochés les uns aux autres et descendent sur la plage où ils prennent place face à la mer en serrant contre eux les armes qui leur ont été confiées.

Ce coup du sort final invite à reconsidérer les longs silences (le groupe aurait-il déjà perdu la parole ?) et les regards appuyés par la fenêtre dont les personnages savaient sans doute qu’ils seraient les derniers. On se souvient les avoir aperçus contemplatifs en haut d’une falaise vertigineuse, plongeant une dernière fois leur regard dans la mer. Un adieu au paysage, à une nature qui enthousiasmait tant ces mêmes protagonistes quelques films plus tôt[1]. Comme pour appuyer cette révérence tirée au panorama, Lola Gonzalez compose une série de tableaux classiques, des plans fixes sur la mer et les falaises découpées qui rappellent les marines de Gustave Courbet. Peu après, un festin de crabes duquel émanent seulement des bruits de craquements et de succion est également l’occasion d’un cadrage resserré sur une nature morte de carcasses roses broyées.

Le dernier plan du film qui abandonne les personnages sur le rivage laisse planer une ambiguïté quant au dénouement. Scrutant l’horizon, ces oracles aveugles contemplent l’avenir devant eux. Mais que voient-ils donc venir ? Il faut dire que les armes sont omniprésentes dans Veridis Quo. Quand elles ne servent pas à tirer dans le vide, elles gisent auprès des lits, reposent contre des radiateurs. Se préparent-ils à se défendre, conscients de leur vulnérabilité à venir, à se révolter ou bien à retourner les fusils contre eux ? Cette bande à part qui organise une attaque ou une riposte en marge des villes n’est pas sans rappeler les idées d’un certain Comité invisible popularisées par deux manifestes L’insurrection qui vient (2007) et À nos amis (2014) dont les seuls titres font écho à l’univers de l’artiste. Ces jeunes gens qui vivent en autarcie et se préparent à lutter pourraient avoir entendu l’appel du mouvement de pensée anonyme qui encourage à se soustraire au monde pour mieux construire une révolution aux contours flous. Il y avait déjà une forme d’éloge de l’oisiveté dans le discours de trois garçons accusés de s’être assoupis sur un pédalo (Le Procès, 2012) puis la tentative d’énoncer un manifeste à plusieurs voix dans Qui boira de ce vin-là, boira le sang de ses copains (2014). Cette « bande de frères et de sœurs liés “à la vie à la mort” » [2] pourrait bien être l’unité primordiale d’une nouvelle organisation politique à la recherche d’un autre réel. Mais lequel ? Sous ses airs de locution latine, le titre Veridis Quo n’en dit pas beaucoup plus. Si elle s’apparente à d’autres expressions consacrées qui voudraient dire « Là où la vérité se trouve », la phrase, incorrecte grammaticalement, ne fait référence qu’à une chose précise : un titre de Daft Punk daté de 2001 dans lequel il fallait lire « Very Disco ». Une fausse piste qui pointe la vérité approximative du film, son réalisme magique, une adjonction à la réalité dont les rôles et les règles semblent avoir été établis collectivement. Maintenant il leur faut « ne pas reculer devant ce que toute amitié amène de politique »[3].

[1] Dans Summer Camp (2015), les trois personnages s’exclament en cœur : « Paysage ! ». Dans Le Procès (2012), ils avouaient « C’est qu’on aime la nature en fait ».

[2] Comité invisible, L’Insurrection qui vient, 2007, p. 107.

[3] Comité invisible, L’Insurrection qui vient, 2007, p. 86.