r e v i e w s

Loïc Raguénès, Avec une bonne prise de conscience…

par Chloé Orveau

40mcube, Rennes, Loïc Raguénès, Avec une bonne prise de conscience des divers segments du corps, votre geste sera plus précis dans l’eau du 16 février au 27 avril 2013

Un regard hâtif sur les œuvres de Loïc Raguénès pourrait se méprendre et déclarer : « on n’y voit rien », selon la célèbre formule de Daniel Arasse ou préciser : nos yeux ne distinguent que des petits points monochromes agencés en nombre.
Dès lors que notre perception s’acclimate à la grille de pointillés qui dissimulent le sujet des représentations, nous appréhendons différemment la fonction unitaire du signe pictural de chaque reproduction. Quel que soit le point de départ, le traitement demeure identique : l’utilisation du logiciel Photoshop qui désacralise et déréalise dans le même temps la source iconique. Ces petits éléments bousculent les codes de la représentation et basculent le signifié vers la frontalité du support.
Chacune des images originelles, artistiques ou médiatiques, comme noyée dans un flux indifférencié de points étalés devant le regard, réclame une attention toute particulière et prolongée pour que se révèle ce que les titres prévoyaient : Apples, 1878, d’après la nature morte de Cézanne ; Les clochards de Paris, Zurbaran ; Paul Sérusier, détail. Les particules élémentaires, par fusion ou par omission, se dissolvent entre elles. Les contrastes s’affirment et annoncent, ici un horizon, là une profondeur. Le fond et la forme s’organisent, le sens émerge et l’espace pictural intercepte la survivance du signifié. L’image figurée et latente s’impose avec discrétion et élégance. « Le petit joue un rôle de substance devant le grand ; le petit est la structure intime du grand ; le petit, même s’il paraît simplement formel en s’enfermant dans le grand, en s’incrustant, se matérialise. [1] »
Le signifiant s’incline sans jamais vraiment se dissoudre, dotant d’opticité la surface ainsi constellée.

Lors d’une activité subaquatique, la synchronisation du mouvement et de la respiration nécessite un long apprentissage pour glisser et gagner de la vitesse. De la même manière, lors du parcours de cette exposition, notre perception se doit d’opérer une sélection rapide et pertinente des informations visuelles qui, telles de nouveaux mouvements vont servir le rythme général de la chorégraphie pensée par l’artiste. Loïc Raguénès nous invite-t-il à parcourir une longueur en apnée, sans perdre de vue la distance à parcourir ? Si l’on en juge par la radicalité du processus d’élaboration et la précision du résultat obtenu, nous sommes en droit d’imaginer que la minutie du travail a rivalisé avec l’obsession du geste.
Face à l’oeuvre, l’œil ausculte et réorganise les données sémiotiques qui fourmillent sur le support. L’artiste autorise le regardeur à renouveler sa lecture des œuvres d’art et des images perçues quotidiennement qui envahissent cet « inconscient de la vue » dont parlait Walter Benjamin, sans qu’il puisse les identifier. À ce point d’intersection entre le signifié et le signifiant, où la suspension du discernement et du sens intervient, cet instant offert au regard s’envisage comme un moment privilégié dans le temps et dans l’espace, redonnant la primauté au sujet regardant, reconsidérant l’importance de l’être-là, quand pour Merleau-Ponty « le corps perceptif tisse des entrelacs avec la chair du monde » [2]. Aussi, l’artiste a-t-il pris soin d’investir l’espace de 40mcube en le ponctuant d’interventions picturales ; quelques touches chargent ici et là certains éléments d’architecture ou points de force.

Dans la salle de projection, Loïc Raguénès propose une mise en perspective de la nature évanescente de l’image en projetant Pickpocket (1959) de Robert Bresson sur le tableau Château de Joux. En même temps que le transport des images oblitère la vue du sujet peint, l’emplacement de ce dernier occulte une partie du film, muet pour l’occasion. En réinvestissant par le geste et par la couleur, des images que l’on « connaît » plus qu’on ne les a réellement vues, appartenant davantage à une mémoire collective, l’artiste active une persistance rétinienne propice à l’éveil d’une image onirique voire à la retenue d’une hallucination hypnagogique ou hypnopompique. L’uniformisation dominante de la technique picturale révèle une interrogation primordiale, celle de la pertinence et de la nécessité de représenter aujourd’hui.

  1. Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Éditions José Corti, 1942.
  2. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Éditions Tel Gallimard, 1945.

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