Living Rooms/Pièces à vivre, à Chamarande
Sur la notion d’historialité de la valeur d’ambiance, Baudrillard écrivait : « le système d’ambiance est en étendue, mais s’il veut être total, il faut qu’il récupère toute l’existence, donc aussi la dimension fondamentale du temps. 1 » Ce temps qu’il évoque n’est évidemment pas le temps réel mais, en l’occurrence, ses signes, ses indices culturels. Or, c’est bien à ce jeu de narrations fragmentées, de stratifications mémorielles d’un temps qui fut ou à venir, qu’invitent à vivre les pièces de Living Rooms /Pièces à vivre à Chamarande. Proposant une déambulation contextuelle, à la fois expérimentale et d’usage, autour d’une quinzaine d’oeuvres d’artistes issus – ou convoquant des formes et des récits – de l’art, du design et de l’architecture, l’hétérogénéité des propositions déclinées n’a d’égal que le sampling architectural caractéristique du lieu. L’antre du château se fait le théâtre de scènes poético-fictionnelles
pour certains, architectoniques ou ludiques pour d’autres. La domesticité est reine en son royaume, hybridée par la gracieuse et chimérique sculpture Ficelle (2010) de Vincent Beaurin, spectrale dans les sculptures sonores de Dominique Blais, éparse dans les détournements d’objets de Karim Ghelloussi, redimensionnée et rejouée dans le Saloon Vert (2010) de la designer Florence Doléac qui transforme l’ancienne salle de jeu du château en billard américain praticable à l’assise. Salons, sas, vestibules, corridors, sont tous investis d’un sujet fantasmé. Près du travail de reconstitution soustractive effectué par Hughes Reip – HR (2009) – qui efface toute présence humaine de son tableau référent du château au XVIIIe siècle, la galerie sur cour accueille A River in the Trees de l’Écossais Martin Boyce. Magistralement présentée lors de la dernière biennale de Venise, cette sculpture de l’entre-deux moderniste se disloque mélancoliquement à même le marbre du sol du couloir y laissant au passage, il faut le dire, de sa magnificence formelle. Cela s’explique en partie par le difficile dialogue créé avec les excroissances murales des Gaps (2006) de Loris Cecchini dont la pertinence sur le collage architectural symptomatique du site s’accorde mal d’une telle proximité, à l’inverse de ses Density Spectrum Zones (2010) qui formalisent remarquablement les interstices de circulation et transition. En revanche, et le principe de résidence in situ systématiquement préalable à chacune de leur production y contribue certainement, l’intervention des Chapuisat est une fois de plus saisissante. S’emparant de l’escalier central, ils y érigent une vertigineuse construction de tasseaux de bois qui détourne le jeu désormais prohibé de la cage aux poules dans une esthétique cathédralesque.
Mais l’élément prégnant de Living Rooms / Pièces à vivre est cette dimension domestique, ce jeu sur l’intérieur qualifié « d’étui » par Walter Benjamin et la question de l’ornement. Et ce qui s’ensuit : le décor, voire le paysage décoratif 2. À ce jeu-là, il faut saluer le travail des artistes californiennes Pae White et Liz Craft dont Inferno et Installation of Plants (2010) de la première et le très réussi canapé Power Flower (2010) de la seconde viennent narguer sans complexe toute forme de bon goût à la française, partageant avec le tapis raffiné Datura (2010) de l’allemande Gitte Schäfer une même sympathie pour le factice et le familier. Enfin, ces pièces à vivres relèvent avant tout d’une architecture du privé que deux autres artistes, femmes et allemandes, mettent en regard avec certains éléments historiques et littéraires : toujours dans ce registre du décoratif, Isa Melsheimer reprend le cas de la maison E.1027, source de conflit entre Eileen Gray et Le Corbusier brillamment analysé par Beatriz Colomina 3, dans une installation tripartite qui traite l’ornement comme symptôme d’une modernité schizophrène ; quant à Ann Lislegaard, elle modifie notre perception de l’espace dans une installation-adaptation de la nouvelle Bellona de l’écrivain de science-fiction Samuel Ray Delany, long travelling de pièces sans fin, faisant écho à une question posée par Alexandra Midal : « L’interprétation psychologique, l’effet spirituel de l’architecture rend-il compte de la motivation de l’architecte ou bien de celle, moins consciente, de ses occupants ? ». Il semblerait, dans le cas de Living Rooms / Pièces à vivre, que ce soit celle de ses occupants…
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1. Jean Baudrillard, Le système des objets, 1968, éd. Gallimard, p.104.
2. Lire à ce sujet le texte d’Alexandra Midal « Moody Architecture » écrit pour l’exposition, in Living Rooms / Pièces à vivre, éd. Conseil général de l’Essonne, 2010, pp. 7-11.
3. Beatriz Colomina, « Battlelines : E.1027 », Interstices 4, 1996.
Avec Vincent Beaurin, Dominique Blais, Martin Boyce, Loris Cecchini, Les Frères Chapuisat, Liz Craft, Florence Doléac, Patrice Gaillard & Claude, Karim Ghelloussi, Ann Lislegaard, Isa Melsheimer, Javier Perez, Hugues Reip, Delphine Reist, Gitte Schäfer, Pae White.
Living Rooms / Pièces à vivre au Château du Domaine départemental de Chamarande du 30 mai au 3 octobre 2010
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- Du même auteur : Simon Boudvin, Abstraction manifeste, Plus blanc que blanc, La grâce de la nonchalance, From Russia with love,
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