Les mondes inversés
Musée d’Art de la Province de Hainaut, Belgique, du 26 septembre 2015 au 31 janvier 2016
Le BPS 22 possède un nom bien énigmatique, acronyme qui fait plus penser au nouveau gadget d’un James Bond qu’à un centre d’art : à l’occasion de sa récente mutation en « musée d’Art de la Province de Hainaut », il a organisé une exposition inaugurale qui reflète fidèlement son histoire d’institution militante et le solide ancrage en milieu ouvrier dont il procède. Il faut bien le reconnaître, la ville de Charleroi est une ville rude, voire rugueuse, au cœur d’un environnement industriel très prégnant : la crainte d’une gentrification que toute installation de ce genre semble occasionner sous d’autres cieux n’a pas l’air d’effrayer plus que ça son directeur, Pierre-Olivier Rollin. Ce dernier a souhaité débuter sa programmation dans ses nouveaux espaces muséaux (en fait il s’agit plutôt de la conquête des locaux attenants qui lui permettent de doubler sa surface utile) par une exposition dédiée à la culture populaire. Bien sûr, un tel concept embrasse de larges horizons conceptuels et sémantiques sujets à des controverses que le commissaire s’attache d’emblée à désamorcer : il ne s’agit absolument pas de parler de culture pop au sens de celle que les artistes anglais puis américains ont privilégiée comme champ d’investigation à partir des années cinquante, donnant lieu à toute la descendance que l’on connaît. Ici, il est plutôt question d’une culture populaire au sens où elle émanerait directement du peuple, dans la droite ligne des écrits de Mikhaïl Bakthine dont Pierre-Olivier Rollin se réclame ouvertement. Pour ce dernier, il existe une « vraie » culture populaire qui apparaît à travers de nombreuses manifestations telles que les processions religieuses, les défilés syndicaux ou encore le carnaval qui en est l’expression la plus représentative, bien que ce dernier ait largement perdu de sa force transgressive : cette culture bien vivante persiste à travers de rares occurrences que l’on pourrait considérer comme des « zones d’autonomie temporaire », ces fameuses TAZ chères à la pensée du poète et anarchiste Hakim Bey. Bien sûr, la culture populaire doit se méfier de toute tentative de réappropriation folklorique et / ou touristico-consumériste qui, sous couvert d’entertainment pour les uns, d’hommage à la tradition pour les autres, ne fait qu’en dénaturer le sens profond. Le commissaire, à cet égard, prend bien soin de baliser ses intentions, évitant tout amalgame populiste et faisant preuve à l’occasion de didactisme : la pièce de Gareth Kennedy (The Uncomfortable Science, 2014) témoigne des tentatives du régime nazi, pendant l’occupation du Haut-Adige, de s’emparer des emblèmes de la culture populaire autochtone afin de la germaniser, renvoyant ainsi à des phénomènes coloniaux bien connus. Autre exemple, un immense wall drawing de Joe Scanlan (Le Classicisme : une introduction (extrait), 2015) reprend la thèse du texte d’Edward Saïd sur les liens entre Orient et Occident en l’appliquant à la relation art contemporain / culture populaire : manière de dire que les rapports entre ces deux entités procèdent également de relations très conflictuelles. Le terrain conceptuel abordé dans l’exposition est effectivement chargé et loin d’être stabilisé : la culture populaire entretient avec celle de l’élite des rapports faits d’oppositions marquées mais aussi d’emprunts constants. Pour le sociologue anglais Stuart Hall cité à l’appui de la démonstration, le débat entre high et low culture ne doit s’appréhender qu’à l’aune d’un filtre dialectique et dans l’idée de l’envisager comme une métaphore des rapports sociaux. À la lueur de ces prémisses, l’exposition « Les mondes inversés » — dont le titre renvoie à une ballade contestataire anglaise du xviie siècle dans laquelle il est question de résister à la volonté royale de réguler les festivités de Noël et qui participera du renversement de la monarchie — met en place un véritable inventaire des rapports qu’entretiennent les artistes avec la thématique.
On y trouve quelques figures de proue du contest art comme l’incontournable Jeremy Deller avec une série de photos de sa Folk Archive qui s’étage jusqu’à envahir tout un mur du musée, mais aussi Gabriele di Matteo (Dal ragazzo che tirò una pietra, 2015) ou encore Patrick van Caeckenbergh (Le Dais, 2001) dont on connaît l’empathie pour les processions et qui sait en détourner les codes avec un rare humour, en y incrustant au bon moment les ingrédients drolatiques décisifs comme cet assemblage hilarant de pantoufles… On y retrouve aussi quelques poids lourds plus attendus comme Pascale Marthine Tayou qui propose une de ses sculptures-partitions monumentales (Home Sweet Home, 2015), composée de multiples cages à oiseaux et de statuettes de colons — sorte d’allégorie du postcolonialisme demandant à être rejouée à chaque fois par le curateur. Le presque local de l’étape, le gantois Wim Delvoye avec sa bien nommée Cloaca amène une dimension scatologique qui n’apparaît pas déplacée ici, voisinant avec son compère en transgression Paul McCarthy. Toutes ces imposantes pièces qui se côtoient donnent l’impression d’avoir affaire par moment à un mini carnaval indoor… En dehors de cet attelage où la cohabitation est parfois un peu rude, nous nous retrouvons face à des pièces beaucoup plus discrètes pour lesquelles le lien avec la culture populaire est certes moins démonstratif mais tout aussi pertinent : ainsi des toiles de Ghada Amer qui articulent subtilement aliénation féminine et « culture » populaire mais aussi d’autres qui semblent assez éloignées du propos général, comme la très belle vidéo de David Brognon & Stéphanie Rollin (The Agreement, 2015) dans laquelle il est question de retracer des « frontières » en Israël, même si, OK, à travers le filtre du football, il est toujours possible de parler de culture populaire…
Avec : Marina Abramovic, Carlos Aires, Ghada Amer, Kamrooz Aram, Art Orienté Objet, Marcel Berlanger, David Brognon & Stéphanie Rollin, Paulo Climachauska, Jeremy Deller & Alan Kane, Wim Delvoye, Gabriele Di Matteo, Jimmie Durham, Kendell Geers, Michel Gouéry, Tal Isaac Hadad, Carsten Holler, Mike Kelley, Gareth Kennedy, Emilio Lopez-Menchero, Paul McCarthy, Johan Muyle, Amy O’Neill, Grayson Perry, Javier Rodriguez, Edward Said & Joe Scanlan, Yinka Shonibare MBE, Walter Swennen, Pascale Marthine Tayou, Boris Thiébaut, Gert & Uwe Tobias, Patrick Van Caeckenbergh, Eric van Hove, Raphaël Van Lerberghe, Joana Vasconcelos, Thierry Verbeke, Marie Voignier & Vassilis Salpistis, Ulla von Brandenburg.
(Image en une: Gareth Kennedy, The Uncomfortable Science. © Leslie Artamonow)
- Publié dans le numéro : 76
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- Du même auteur : Biennale de Lyon, Interview de Camille De Bayser, The Infinite Woman à la fondation Carmignac, Anozero' 24, Biennale de Coimbra, Signes et objets. Pop art de la Collection Guggenheim au Musée Guggenheim, Bilbao,
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