r e v i e w s

L’énigme autodidacte

par Guillaume Lasserre

Curatrice : Charlotte Laubard

MAMC+ Saint-Étienne

9.10.2021 – 3.04.2022

Au musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, Charlotte Laubard[1] propose de déconstruire une certaine idée de l’art et de l’artiste à travers l’exposition « L’énigme autodidacte », qui interroge le rôle de l’autodidaxie dans un parcours artistique en s’appuyant sur les nouveaux apports théoriques des sciences de l’éducation. Couvrant une période allant de la fin des années cinquante à nos jours, où de nouvelles méthodes d’apprentissage font leur apparition – des outils numériques à l’intelligence artificielle –, elle cherche à : « situer les intentions, processus et gestes qui portent (…) à innover sur le plan esthétique et à obtenir, parfois rétrospectivement, une place de choix dans l’histoire de l’art[2] ». Charlotte Laubard contribue ici au phénomène d’institutionnalisation des artistes outsiders en réunissant des artistes que tout sépare, à commencer par la question du savoir, entendue de manière académique – les uns sachant pour avoir appris à l’école, les autres non. Pour elle, le nœud problématique se situe autour de la figure du génie, telle que définie à la période romantique, qui justifie le talent par son caractère inné. L’opposition entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas est pourtant discutable. Les autodidactes sont partout, pas seulement à la marge, et le savoir académique n’est pas seul à valoir. La littérature de l’histoire de l’art n’a cependant presque rien produit sur l’autodidaxie. Pour explorer le concept, il faut se tourner vers les sciences cognitives, où le sujet est relativement récent – qui émerge dans les années soixante-dix, lorsque des experts de l’OCDE[3] commencent à étudier des sociétés qui produisent des savoirs sans école. Ces recherches mettent en lumière certaines pratiques culturelles et méthodes d’apprentissage sur lesquelles revient l’exposition. La manifestation stéphanoise se divise ainsi en six chapitres.

L’autodidacte apprend beaucoup en expérimentant. Les artistes réunis dans cette section vont observer minutieusement le réel et le reporter dans leurs œuvres, à l’instar d’Alighiero Boetti ou de Horst Ademeit. C’est en copiant des illustrations enfantines et des images médiatiques de guerres qu’Henry Darger construit son épopée d’enfants luttant contre les forces du mal. Dans les années cinquante, Frédéric Bruly Bouabré invente un nouvel alphabet ivoirien, le bété, inspiré des cailloux géométriques de Békora.

Vue de l’exposition L’Énigme autodidacte au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, jusqu’au 3 avril 2022.
Crédit photo : Cyrille Cauvet / MAMC+

Mobiliser des compétences non artistiques est une autre caractéristique de l’autodidaxie, exploitée notamment par Francis Palanc, pâtissier à Vence, qui réalise des œuvres abstraites avec son savoir-faire artisanal.

L’appropriation et l’assemblage d’éléments et de matériaux issus de l’environnement quotidien constituent un autre aspect des procédés autodidactes. L’artiste québécois Richard Greaves construit des cabanes à partir d’éléments de récupération, tandis que le sculpteur béninois Georges Adéagbo[4] accumule des objets qu’il présente au sol dans sa maison de Cotonou. La pratique du recyclage de rebuts de Jean-Pierre Raynaud l’amène, à ses débuts, à fouiller les décharges de Gennevilliers. Jean-Pierre Sanejouand développe lui aussi un travail de récupération et de mise en situation qui élabore une critique du milieu de l’art en s’en appropriant les codes pour mieux les détourner. De même le collectif bordelais Présence Panchounette, qui choisit d’ériger un mur de briques lambdaen critique du White Cube.

Portée par une quête identitaire et d’accomplissement de soi souvent liée à un changement, une rupture ou un déracinement, l’autodidaxie est mue par un besoin de dire sa propre vérité. Jeanne Tripier, vendeuse et spirite internée dans les années trente, imprègne des papiers de taches de couleur posées à la manière d’aplats monochromes – qui ne sont pas sans rappeler le discours que construira Yves Klein autour de ses propres expériences monochromes à la fin des années cinquante. L’artiste congolais Bodys Isek Kingelez réalise des maquettes comparables à des idéologies architecturales pensées pour le bien de tous, tandis que Raymonde Arcier produit chez elle une œuvre qui commente le labeur féminin.

Vue de l’exposition L’Énigme autodidacte au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, jusqu’au 3 avril 2022.
Crédit photo : Cyrille Cauvet / MAMC+

L’autodidaxie fait également la part belle à l’autofiction. Ben Vautier transforme ainsi sa boutique en une gigantesque œuvre d’art tandis que Marcel Broodthaers produit des cartes d’invitation à partir des magazines qu’il récupère, questionnant par-là la figure de l’artiste démiurge.

Des pratiques plus fragiles se développent autour de l’intimité. L’exposition invite à sortir du schéma primaire selon lequel la transmission du savoir ne passerait que de personne à personne, de maître à élève. L’apprentissage peut aussi s’effectuer dans les livres, les expériences ou la vie quotidienne. C’est elle qui pousse Marcel Bascoulard à dessiner des vêtements de femmes dans lesquels il pose, réalisant ainsi un travail identitaire non binaire. La construction du savoir par ses propres ressources engendre enfin la création de cosmogonies toutes personnelles, qui sont nombreuses dans l’exposition. Le Facteur Cheval pratique ainsi l’autopromotion de soi dans son jardin quand Maurizio Cattelan adopte un art de l’esquive. Gianni Motti s’intéresse quant à lui à la question héroïque de l’artiste. En revendiquant par exemple l’explosion de la navette Challenger, il s’immisce pleinement dans le réel. Les pratiques autodidactes numériques qui ont émergé avec YouTube sont elles aussi convoquées dans le parcours, à l’instar des productions vidéo de Wendy Vainity.

Ces « bricolages intellectuels[5] », pour reprendre les mots de Claude Lévi-Strauss, sont pensés par analogie entre divers éléments disparates pour former un tout holistique. Ce concept, central dans l’autodidaxie, a longtemps été considéré comme primitif, avant que les scientifiques de la cognition ne le réhabilitent récemment, y décelant un des ressorts de la créativité. Enfermé dans un hôpital psychiatrique, Adolf Wolffi raconte sa vie fantasmée à la tête d’un grand royaume, George Widemer travaille quant à lui autour de la numérologie, pensant l’un et l’autre des mondes autonomes.

Si elle peine à se définir et à trouver un dénominateur commun, c’est que la catégorie autodidacte est en fait une catégorie sociale, dans laquelle se rejoignent des parcours extrêmement divers et variés, comme le démontrent les quelques deux cents œuvres hautement hétéroclites qui composent l’exposition.


[1] Directrice du Département Arts visuels de la HEAD Genève et commissaire de la présente exposition.

[2] Charlotte Laubard, Guide du visiteur, L’énigme autodidacte, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, du 9 octobre 2021 au 3 avril 2022.

[3] Organisation de coopération et de développement économique.

[4] En 1999, il devient le premier Africain à obtenir le prix du jury à la Biennale de Venise.

[5] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 26.

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Image en une : Vue de l’exposition L’Énigme autodidacte au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, jusqu’au 3 avril 2022. Crédit photo : Cyrille Cauvet / MAMC+