r e v i e w s

L’artiste « Muséaste »

par Jeanne Dreyfus Daboussy

Exposées au New Museum, acquises par la Fondation Pinault et le MoMA en 2011, les œuvres de Marcel Broodthaers sont concomitamment présentées au MAMbo et à la galerie Campoli Presti. L’intérêt que l’homme suscite, tenant à son statut inédit d’artiste « muséaste » ayant utilisé l’exposition comme médium tout au long de sa carrière artistique (1964-76), est tributaire du développement sans précédent de la théorie de l’exposition. Le Manifesta Journal, centré sur les pratiques curatoriales, lui a, à ce titre, consacré sa couverture dans un numéro sur la « Grammaire de l’exposition ».

Par le biais des expositions qu’il produit, objets, langages, références et niveaux de lecture divers vont à contre-courant de la spécialisation minimaliste et conceptuelle de l’œuvre d’art, masse compacte faite de la concrétion de sa signification, son support, ses techniques, conventions et modalités de réception. Au MAMbo, le mouvement par lequel l’artiste décolle ces éléments et les redistribue dans l’espace de l’exposition se fait notamment par l’association des motifs récurrents de « contenant » et des stratégies de retournement. Sa première version du Musée d’Art Moderne – Département des Aigles (1968), partiellement reproduite ici, opère en effet une rétroversion où des caisses et un camion de transport d’œuvres d’art apparaissent comme éléments centraux, là où les cartes postales et diapositives de toiles du XIXe extériorisent leur statut d’objet. La Salle Blanche (1975) est, quant à elle, une salle de musée vidée d’œuvres – on pourrait croire qu’elles ne feraient qu’obérer la compréhension du musée – remplacées par des mots du champ lexical de la représentation, du marché de l’art et de l’institution. Enfin, le film qui, dans la première version du Jardin d’Hiver (1974) ici reproduit, captait in vivo le champ de l’exposition, unifie ce que Broodthaers qualifiait de « décor ». L’artiste s’intéresse en effet, non pas au sens lui-même, mais à la manière dont ses « contenants » – contextes ou médiums – entraînent sa naissance, sa disparition ou sa modification. C’est ainsi qu’il a utilisé, et défini, l’exposition comme un métalangage. Cette élévation au rang de production artistique de l’acte d’exposer et de réexposer est illustrée par la dernière salle qui évoque ses expériences tardives de réemploi, en de nouvelles combinaisons, de ses œuvres et motifs passés. La diffusion d’un texte initié par les mots « Moi Je dis Je Moi Je dis Je » (Ma Rhétorique, 1966), aux côtés d’un perroquet, incarne, sous la forme du poème et de l’objet, l’opération de répétition par ailleurs appliquée à leur exposition.

Ce lien à l’écriture déterminé par sa pratique de la poésie précédant sa carrière d’artiste, visible dans le film La Pluie (1969) où l’artiste rédige un texte effacé par une ondée, est par ailleurs inhérent à ses questionnements des liens entre mots, images et signification. Le Corbeau et le Renard (1969) est un dispositif composé d’une projection d’un poème de Broodthaers sur un écran le répétant en caractères plus petits, d’objets, affiches et textes raturés entremêlant écriture manuscrite et imprimée. C’est, dit-il, « un exercice de lecture », référence à sa propre réécriture du poème et à la multiplicité des formes culturelles et technologiques de l’écrit. Les contradictions telles que l’enregistrement de l’effacement dans La Pluie ou l’affirmation du repentir dans les manuscrits raturés sont au cœur de sa stratégie de non-communication, de défense de l’art contre le message, ce dernier étant le propre des visées politiques ou commerciales. Ainsi apparaissent des outils ayant la contingence des systèmes non signifiants, tels que l’alphabet, « dé à 26 faces », ou les « fig. » suivies de numéros inscrivant ses objets dans ses expositions. Cette inscription fait partie du réseau d’implémentations auquel participent, dans l’œuvre de Broodthaers, des opérations telles que traduction, reproduction, négation, citation, répétition. Par la démultiplication du sens, Broodthaers préfère le questionnement – le sien comme celui du spectateur – aux systèmes des conceptuels, la référentialité à l’« objectité » de l’art minimal, l’historicité au présent politique de la critique institutionnelle. Ainsi, lorsque dans Le Corbeau et le Renard, une bouteille de lait supporte les mots d’« objet écrit », cela peut autant être une référence aux Mots et aux choses de Foucault  et à l’épaisseur du langage, qu’à la surface de la magie publicitaire ou à la bouteille à la mer, conservant, comme l’œuvre de Broodthaers, des significations gardées secrètes, flottantes, dérivantes.

1 Interview de Marcel Broodthaers, revue Trépied, 30.01.68.
2 M.B. cité par Roland Recht, in Point de fuite, Beaux-arts de Paris, 2009.
3 Foucault parle d’«objets écrits » dans Les Mots et les choses (1966). Broodthaers avait le projet en 74 d’en faire une réédition.