r e v i e w s

Kent Monkman, L’artiste en chasseur

par Cédric Aurelle

Musée départemental de Rochechouart, du 27 juin au 21 septembre 2014.

Peut-on imaginer plus belle révolution de palais que celle opérée cet été au château de Rochechouart où la cheffe indienne drag queen Miss Chief Eagle Testickle vient planter son tipi de cristal dans l’auguste demeure des seigneurs du lieu ? En dépêchant son alter ego depuis les terres du Nouveau Monde, l’artiste canadien amérindien Kent Monkman s’adonne à un jeu de déplacements du regard au cœur duquel se logent des enjeux de pouvoir dont le siège métaphorique est ce château seigneurial devenu mairie puis musée. Et c’est avec un portrait de « l’artiste en chasseur », pour reprendre le titre de l’exposition, qu’est filée la métaphore de rapports de domination que Miss Chief Eagle Testickle s’applique à dynamiter au fil des ses apparitions. En commençant par une première série de photographies, The Emergence of a Legend, dans lesquelles Miss Chief reprend les poncifs du regard occidental sur les populations indiennes au xixe siècle : danseuse emplumée pour qui Crazy Horse pourrait aussi bien évoquer un chef indien qu’un cabaret parisien en passant par l’archer traditionnel, Miss Chief apparaît également derrière la caméra, un porte-voix à la main, prenant la place dont elle est a priori exclue dans l’articulation traditionnelle des regards, celle du chef opérateur, ou peut-être plus justement, de la cheffe opératrice. Un jeu d’inversion programmatique de sa démarche que l’on retrouve dans la grande galerie du château avec la projection Shooting Geronimo, une parodie burlesque dans le style des premiers temps du cinéma muet d’un documentaire sur Geronimo. Le reste de la galerie est dévolu, comme il se doit, à la peinture que Kent Monkman pratique comme la vidéo, la photographie, l’installation ou la performance : l’artiste emprunte sans équivoque son esthétique picturale à la grande tradition du paysage américain du xixe siècle, dominée par une vision romantique qui, si elle fait une place au « noble sauvage » indien, enferme ce dernier dans le cadre de ses poncifs rassurants. Scènes de cow-boys et d’Indiens qui, désormais, ne jouent plus à se pourchasser, semble-t-il, pour d’autres motifs que l’assouvissement d’un désir érotique. La charge sexuelle de l’ensemble de l’œuvre de Kent Monkman et l’inversion de rôles prédéterminés permet de reconsidérer des rapports de domination établis.

Le film Mary, présenté au bout de la galerie, montre Miss Chief s’agenouillant devant un homme blanc en costume assis sur un trône et le déchaussant pour lui lécher le pied. Un geste qui convoque aussi bien l’histoire de l’art et ses lavements de pieds qu’une esthétique doucement sado-masoschiste, jouant sur les ambiguïtés d’une scène dans laquelle on ne sait pas vraiment au final qui domine qui. La scène renvoie au traité conclu en 1860 entre le Prince de Galles et le Canada sur le statut des terres indiennes : « I agreed to share, not to surrender » dit un intertitre, « j’étais d’accord pour partager, pas pour me rendre », ou comment comprendre la relation à l’autre. Dans le grenier du château, c’est à l’indétermination des genres qu’est rendu hommage au travers d’une imposante installation faite de cinq projections. Miss Chief y incarne un berdache, personnage mythique, mi-homme, mi-femme, qui jouait un rôle central dans les sociétés amérindiennes.

Dans la salle des chasses, ornée de fresques du xvie siècle, c’est naturellement que Miss Chief présente sous vitrine ses attributs : son carquois Louis Vuitton, ses platform shoes-mocassins, son jock-strap en raton laveur et son attrape-rêves soutien-gorge, où les emblèmes du pouvoir se résument à une panoplie de drag queen ethno-kitsch désamorcée par sa présentation muséale. Une interrogation des discours muséographiques que l’on retrouve dans l’important diorama présenté en milieu de parcours, The Collapsing of Time and Space in an Ever-expanding Universe, où Miss Chief apparaît recluse dans un intérieur bourgeois, mise en retraite d’elle-même dans l’amas de ses souvenirs et contemplant, éplorée, une peinture de ces paysages d’avant la colonisation. Un effondrement de l’espace et du temps, comme symptôme de l’empaillement généralisé du monde vu à travers les dioramas des musées américains.