r e v i e w s

Jota Mombaça au CCA Berlin

par Gabriela Anco

Jota Mombaça, A CERTAIN DEATH/THE SWAMP, 
à CCA Berlin, Center for Contemporary Arts
Curateur: Edwin Nasr
14 Sep – 2 Dec 2023

En passant la porte de la nouvelle institution berlinoise CCA Berlin Center for Contemporary Arts, le visiteur se trouve instantanément transporté dans une autre dimension. Les teintes couvrant les fenêtres transforment l’espace intérieur, tout comme celui de dehors en un panorama apocalyptique. Serait-ce le ciel voilé par une épaisse couche de fumée ? Voit-on quelque chose brûler à l’horizon ? Dans un coin, une bande sonore émerge, s’alignant sur une œuvre vidéo présentant des plans fixes de paysages aériens, marins et terrestres oniriques. Jota Mombaça, une poétesse qui mêle mots, émotions, objets et images, fait résonner un discours qui se déroule comme une poésie :  “Will the nation wait until the last morning? » Mais s’agit-il d’un “morning » comme matin ou d’un sombre “mourning” comme « deuil » ? « The flood must go on », poursuit-elle.

Jota Mombaça, A CERTAIN DEATH/THE SWAMP, Installation view, CCA Berlin, 2023. Photos: Diana Pfammatter/CCA Berlin

L’exposition de Jota Mombaça, « A Certain Death/Swamp », malgré son caractère exceptionnellement militant, s’abstient néanmoins d’imposer aussitôt un message cérébral au spectateur. Au contraire, elle immerge l’observateur, comme s’il était enveloppé par un nourricier marécage, en lui offrant des fragments symboliques qui s’assemblent progressivement en un puzzle complexe. Et si le spectateur est d’abord attiré par cette atmosphère brûlante, il finit par s’ancrer dans des éléments humides et terreux qui entourent l’espace d’exposition – de la terre, des récipients en argile, une toile peinte à la boue.

Comme déterrées des profondeurs de la Terre, ces reliques, offrandes de Gaïa elle-même, nous rattachent fermement au moment présent. La Terre, qui incarne à la fois la mère et l’humus fertile, résume l’essence de Gaïa. En termes contemporains, elle assume le rôle d’une figure maternelle primordiale.  Pourtant, dans la tradition grecque antique, Gaïa était à la fois créatrice et destructrice, une figure incarnant l’amour inconditionnel et un rejet implacable. Gaïa échappe à toute classification simple comme étant uniquement bienveillante ou malveillante ; elle est l’incarnation de la vie-même.

Dans le récit de Mombaça, la vie apparaît comme l’un des thèmes centraux, à la fois comme existence et comme possession. Elle parle de vies volées, de déplacement d’un sol à un autre, d’une Terre à une autre. D’autres sujets adjacents, le passage du temps et la conservation des souvenirs, servent de liens invisibles entre des tragédies humaines qui se répètent,  bien que dans des contextes différents. Elle crée un pont métaphorique au-dessus de l’océan Atlantique, unissant la souffrance des africains réduits à l’esclavage, déplacés et amenés contre leur gré aux Amériques,  et les traversées mortelles et désespérées de la mer Méditerranée par les Africains libres d’aujourd’hui. De fait, elle parle de la tragédie humaine. Comme pour articuler les mémoires de la Terre, en traductrice presque, Jota Mombaça lui cède le geste artistique, en créant une œuvre peinte à la boue en submergeant la toile dans l’essence même de la boue.

Jota Mombaça, A CERTAIN DEATH/THE SWAMP, Installation view, CCA Berlin, 2023. Photos: Diana Pfammatter/CCA Berlin

À l’instar du réseau complexe de mycélium dissimulé sous nos pieds, le travail de Mombaça tisse une toile complexe reliant des concepts, des idées, des lieux, des cultures, des traditions, des races et des individus, à travers les époques et les topographies. Elle approfondit les thèmes de l’apocalypse et du deuil, en explorant les notions passées et futures de la mort causée par le colosse capitaliste. Dans une forme d’optimisme pragmatique, son travail reconnaît le formidable défi que représente une modification des structures politiques et économiques établies. Changer sa trajectoire, comme une machine titanesque, exige une force immense. L’art de Mombaça investit deux des forces du cosmos les plus durables et les plus justes : la nature et le temps. À l’instar de la peinture à la boue, les sculptures en argile présentées dans l’exposition ont été réalisées en étant immergées dans les eaux proches, permettant ainsi au temps et à la nature d’imprimer leurs marques : de subtiles fissures, des érosions, des restes de boue et parfois même des pièces de monnaie.

Dans le paysage artistique actuel, de plus en plus activiste, Mombaça se distingue par la maîtrise exceptionnelle des qualités visuelles et plastiques de ses œuvres d’art, en accordant une attention particulière à l’esthétique formelle des deux – les pièces en tant que telles et l’exposition dans son ensemble. Les œuvres cessent d’être de simples vecteurs de messages. Cette qualité distinctive confère à son exposition un caractère tout aussi important que celui du message, indubitablement crucial, faisant d’elle une entité autonome qui nous impressionne par sa force d’éloquence.

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Head image : Jota Mombaça, A CERTAIN DEATH/THE SWAMP, Installation view, CCA Berlin, 2023. Photos: Diana Pfammatter/CCA Berlin