r e v i e w s

Interview Anne Bonnin

par Patrice Joly

Anne Bonnin vient d’enchaîner deux expositions majeures, l’une au Frac Nouvelle-Aquitaine, La MÉCA, « Les Péninsules démarrées », et une seconde « Modernités Portugaises » à la Maison Caillebotte et la troisième, « Hàpax » au Grand Café à Saint-Nazaire, de l’artiste portugais Mattia Denisse. Elle s’apprête à ouvrir une nouvelle exposition d’envergure dans ce même Grand Café, « Souvenir nouveau ». Les titres de ces expositions, ainsi que la liste des artistes invités, ne laissent pas de surprendre et détonnent dans une scène contemporaine qui a tendance à privilégier les grandes thématiques du moment. Pour autant, les propositions de la commissaire ne font pas abstraction d’une actualité brûlante. Si elle avait un message à délivrer, c’est justement que les expositions ne véhiculent pas de messages particuliers, mais sont plutôt destinées à mettre en avant l’intensité et la singularité des œuvres, au-delà de leur soi-disant obsolescence, dans une dissonance et une atemporalité qui leur permettent d’échapper à la loi de la tendance et du jeunisme.

Vue de l’exposition Souvenir nouveau au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2023. Photographie Marc Domage.
(De gauche à droite) Avec les œuvres de Nina Childress (Courtesy de l’artiste et Art : Concept, Paris © ADAGP, Paris, 2023), Ethan Assouline et Jean-Pierre Allain (© ADAGP, Paris, 2023)

« Les Péninsules démarrées », Mattia Denisse, « Souvenir nouveau ». En l’espace d’à peine un an, après une période de relative accalmie due au Covid, et au-delà du ralentissement dû à la crise sanitaire, on dirait que le métier de commissaire d’exposition fonctionne en accordéon, avec des temps morts et de soudaines accélérations. Comment se déroule le vôtre, comment gère-t-on ces changements de rythme ?

Quatre expositions en une année, c’est bien ! Les périodes de travail varient en effet en intensité. Chaque projet a sa propre temporalité, génère sa méthode. Par exemple, mes expositions portugaises (2022), qui incluaient chacune un catalogue, impliquaient une recherche au long cours, historique et contemporaine, sur le terrain. La conception et le format en étaient muséographiques. Les expositions en centre d’art sont a priori plus légères : les deux expositions que je viens de « commissarier » au Grand Café ont été conçues dans un temps beaucoup plus court, la première, monographique, découlait de mes rencontres portugaises, tandis que la collective « Souvenir nouveau », qui vient d’ouvrir, se veut un enregistrement sensible du présent. Le projet suivant (en avril 2024) implique encore une autre façon de travailler. Les galeries Zlotowski et Catherine Issert m’ont invitée à concevoir une double exposition et un catalogue autour de la figure de Pierrette Bloch et d’un thème classique de l’art moderne d’après la Seconde Guerre mondiale, la tache. Et d’ailleurs, c’est grâce à la concomitance entre cette invitation et l’exposition « Souvenir nouveau », que j’ai eu l’idée de montrer des œuvres de Pierrette Bloch, dans une situation qui lui est hétérogène, à l’exception d’une artiste, Raffaella della Olga. Provoquer et travailler les discordances temporelles, c’est stimulant. Les rencontres intempestives, à contretemps, entre des œuvres, sans être spectaculaires pour autant, ouvrent des pistes, inattendues, hors des sentiers battus par l’actualité, rafraîchissant les points de vue. Or, cette discordance correspond également à une perception renouvelée du temps et de l’histoire, due en partie à l’éclatement de la notion de modernité. L’art est évidemment un espace idoine pour expérimenter l’intempestif, qui peut prendre des formes subtiles, comme chez Bloch par exemple ; son monochrome sombre, tricoté en cordes de pêche, est contradictoire – un pas de côté à une autorité du monochrome et de l’abstraction géométrique. Et ses dessins de boucles régulières et sales produisent une image aiguë d’un temps qui avance en reculant, en faisant des taches qui résistent à la ligne qui les génère. L’idée d’un temps cyclique, et non plus linéaire prévaut en art, bien sûr, mais aussi communément dans une période ou dans un climat politique et social plutôt désastreux. 

Mattia Denisse, Essais sur le strabisme de Dyeu, 2016-2023. Peinture murale, dimensions variables. Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire ; Duplo Vê, dessins présentés sur tables, dimensions variables.
Vue de l’exposition Hápax au Grand Café, 2023. Photographie Marc Domage.

Comment expliquez-vous cette conception particulière du commissariat, en décalage avec une pratique dominante de l’exposition, plus axée sur des situations contemporaines, émergentes et/ou thématiques ?

En fait, j’ai toujours pratiqué ce type de gymnastique temporelle et eu le désir de penser l’art actuel à contretemps. Cela tient peut-être au fait que je suis, ou que je fus, décalée par rapport à ma génération (Claude Closky, Dominique Gonzalez-Foester, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, etc.), ayant commencé tardivement, après coup, en 2000 – même si l’art est une passion depuis l’enfance, puisque j’ai très tôt aimé aller dans les musées, j’ai eu la chance que ma mère nous y emmène ma sœur et moi, dès nos 4 ans à Paris ou à Bordeaux, car j’ai grandi à Niort. J’ai toujours eu l’impression de vivre dans un présent décalé. Plus jeune, je me sentais démunie face à l’injonction de l’actuel, très forte dans l’art : comment actualiser le présent ? Ce que j’aime, ce qu’on aime dans l’art contemporain, c’est l’intensification du présent, parfois fatigante, angoissante, mais ce présent de l’art se pense et se fabrique aussi de façon collective, il est porté par le dialogue avec des artistes. J’ai envie de faire des expositions spontanées, « sous le bras » : les artistes arrivent avec leurs œuvres – comme le font d’ailleurs les jeunes artistes –, légères comme celles des premiers conceptuels. Le coût des transports faramineux, les valeurs d’assurance, les normes de sécurité, freinent l’élan et la spontanéité du moment opportun, le kairos, évidemment important dans l’art contemporain. Alors que l’on ressent un besoin de s’alléger, dans un climat d’urgence politique, sociale et écologique, la marchandisation de l’art suit le mouvement inverse – même si le marché est bien sûr une dimension de l’art – et elle est devenue, ou redevenue, dominante, puissante, violente : elle gagne les esprits, les institutions manquent d’argent. La légèreté s’accorde à la condition nomade des commissaires free-lance qui, sans lieu d’exposition fixe, attendent trop longtemps avant de réaliser une exposition, de concrétiser une idée. Ce nomadisme, angoissant financièrement, implique de naviguer à vue, c’est-à-dire d’accepter de se laisser porter par des eaux incertaines, houleuses. C’est aussi une question de tempérament : tout le monde n’aime pas cela. Quant à moi, j’aime bien.

« Les Péninsules démarrées », qui a eu lieu au Frac MÉCA à Bordeaux à l’automne dernier et dont le titre emprunte au poème de Rimbaud Le Bateau ivre, était une exposition rétroprospective qui réunissait 30 artistes et 135 œuvres. Aviez-vous une connaissance particulière de cette scène ? Comment réunir autant d’artistes d’un pays étranger ? J’imagine que vous avez dû faire de nombreux voyages au Portugal pour prospecter les jeunes talents et pour explorer une histoire de l’art méconnue hors de son pays ? Comment s’est opérée la sélection ?


Si mon intérêt pour les artistes portugais puise à plusieurs sources, ce sont mes conversations avec les artistes qui m’ont fait entrer dans une histoire, découvrir des artistes, des généalogies artistiques et amicales. La rencontre avec Lourdes Castro (1930-2022) fut déterminante, elle a été le déclencheur de mon aventure lusitanienne : son œuvre aussi fascinante qu’épurée témoigne d’une légèreté et d’une simplicité dans l’œuvre comme dans sa manière de vivre, que reflètent ses Ombres ou ses livres. Cette légèreté participe d’un esprit typique aussi des années 1960 et 1970, qui constitue toujours un modèle aujourd’hui, et qu’incarnent de nombreux artistes. J’ai donc organisé la première rétrospective de Lourdes Castro en France (2019, Mrac Sérignan), sachant qu’elle a réalisé la plupart de ses œuvres à Paris, où elle vécut de 1958 à 1983. En écoutant Lourdes, tout un panorama européen des avant-gardes se déployait, de Vieira da Silva et Árpád Szenes à Francisco Tropa, invités tous deux à la biennale de São Paulo, par le conservateur et critique d’art João Fernandes. Cette grande épistolaire a tissé une vaste toile internationale de relations amicales et artistiques couvrant soixante-dix ans d’art. C’est une histoire vivante, tissée de récits et d’anecdotes, qui a progressivement pris la forme d’un projet, puis de deux expositions « les Péninsules démarrées » et « Modernités Portugaises ». Claire Jacquet m’a invitée à concevoir une exposition. En partant du présent, j’ai remonté le temps jusqu’au début du XXe siècle, couvrant finalement cent ans d’art, j’ai conçu une seconde exposition sur le ou les modernismes portugais.
Je voulais aussi refléter la géographie internationale de l’art portugais sous la dictature salazariste : que les artistes partent vivre ou voyagent à l’étranger, à Paris ou Londres en particulier, toutes et tous savaient les yeux fixés sur les avant-gardes. Cette géographie inclut également coloniale. J’ai traduit le rapport du Portugal à son histoire coloniale, en montrant côte à côte le peintre Álvaro Lapa (1939-2006) et le peintre mozambicain Malangatana (1936-2011) qui eut une carrière internationale, alors qu’il est quasi inconnu en France. Un axe baroque se dégageait avec le groupe de poésie expérimentale PO.EX (Ana Hatherly, Salette Tavares, E. M. Melo e Castro, entre autres), véritable formation avant-gardiste qui a organisé des performances, et qui est apparue dans le sillage du groupe de poésie Noigrandes au Brésil, en 1964 : PO.EX établit un lien essentiel, un pont entre le baroque portugais et la poésie expérimentale, pointant l’expérimentation qui caractérise le baroque et s’exprime dans des jeux de langage, des énigmes, des métamorphoses. PO.EX déjoue la censure avec humour et casse la mythification et la mystification d’un passé par la dictature. 

J’imagine que l’exposition de Mattia Denisse que vous avez présentée au Grand Café découle de cette découverte et de cette exploration de la scène portugaise à l’occasion du montage des « Péninsules démarrées » ?


En effet l’exposition monographique Mattia Denisse au Grand Café découlait de cette prospection portugaise, et a été réalisée en partenariat avec le centre culturel Culturgest : elle faisait découvrir un artiste français, très singulier, installé depuis vingt-cinq ans à Lisbonne, quasi inconnu en France. Mattia Denisse fait partie de la scène portugaise, travaille régulièrement avec le duo João Gusmão et Pedro Paiva (aujourd’hui séparée). Nourrie de pataphysique, son œuvre dessinée, véritable cosmogonie-comédie de l’absurde, a contribué à une meilleure connaissance d’un corpus littéraire français au Portugal. Cette exposition de dessins constituait une première au Grand Café dont l’axe programmatique privilégie les projets contextuels, les formes en trois dimensions.  

Vous enchaînez une exposition collective après une exposition monographique dans un même lieu, le Grand Café à Saint-Nazaire, comment passe-t-on de la singularité à la multiplicité ? Et pouvez-vous nous éclairer sur l’étrangeté de ce titre ?


Pour cette seconde invitation au Grand Café, j’ai imaginé une exposition collective volontairement sans thématique, sous le signe de la disparité. Le titre « Souvenir nouveau » compose un oxymore temporel qui relève du frottement entre des temporalités distinctes, et non pas du choc avant-gardiste qui implique une rupture avec le passé. Soulignant une tension entre des instances opposées, avec son charme un peu désuet, ce titre juxtapose, en les entremêlant, passé, présent et futur. Le temps avance en reculant, ou bien buissonne, comme les lignes de boucles de Pierrette Bloch ou ses monochromes en maille tricotée. Le titre fait entendre une dissonance, mais elle est nuancée par le souvenir qui tempère le nouveau ; il produit des effets de double vue. 
Pour l’exposition collective d’été, au Grand Café, j’ai voulu me situer dans un présent immédiat, l’image qui m’est venue est celle d’un sismographe du présent, d’un enregistrement sensible dont le spectateur serait l’aiguille. Or, ce présent dans son immédiateté sensible, incarnée – il y a en effet pas mal de corps dans « Souvenir nouveau » –, qui se distingue d’un instantanéisme viral, abolit le sens, la sensation même du présent. Le titre « Souvenir nouveau » se distingue aussi du choc avant-gardiste, modèle longtemps prépondérant dans l’art moderne et qui s’est défait et complexifié. Il évoque une texture et une épaisseur temporelle : je souhaite en effet aborder le présent comme une mémoire, suggérer la mémoire d’un présent, dans sa profondeur. L’absence de thématique permet de travailler les idées sans filtre, comme des intuitions, afin  de solliciter une mémoire du présent. J’ai ainsi conçu des ambiances différentes pour les trois salles du Grand Café : l’une pop, colorée et graphique, avec des références à la culture populaire, avec des contrepoints, une deuxième mystérieuse, avec Pierrette Bloch et l’artiste indien Amol Patil, alors que dans la troisième, la disparité et les contrastes sont accentués jusqu’à l’éclatement, cette salle accueille trois soleils.

1 « Les Péninsules démarrées », Frac Méca, 16 septembre 2022 – 26 février 2023.

Raffaella della Olga, T42, 2023, Livre unique dactylographié sur papier simili japonais et papier calque millimétré avec papier carbone et ruban encreur, 32 x 26,5 cm. 
Hamedine Kane, Déclaration de politique générale, 2019. Installation vidéo, 14 minutes.
Vue de l’exposition Souvenir nouveau au Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire, 2023. Photographie Marc Domage.

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Head image : Anne Bourse, A scene with Peter Falk through the windows of Bruno’s Restaurant / Like at Moe’s bar but different, 2023. Vitrail, carton, encre, tissus et couvertures trouvés, lampes manufacturées, encre et broderies sur soie, dimensions variables. Courtesy de l’artiste, Kunsthalle und Kunstmuseum Bremerhaven et Crèvecœur, Paris. Photographie Fred Dott.