r e v i e w s

Honey, I Rearranged The Collection

par Ingrid Luquet-Gad

MRAC, Sérignan, 1.07— 8.10.2017

Réaccrocher. Chacun sait l’importance, pour toute institution dotée d’une collection, d’un geste qui, au premier abord, s’apparenterait davantage à un jeu de chaises musicales. Échanger, déplacer, substituer : à l’intérieur d’un même ensemble donné, les choix d’éclairage suffisent à dessiner les orientations idéologiques d’un certain espace-temps. Les historiens des mouvements d’émancipation le savent : le droit à la visibilité aura été l’ultime revendication politique des minorités du xxe siècle[1]. Alors qu’il venait d’être intronisé au musée national d’Art Moderne, on se souvient de la volonté de Bernard Blistène d’envoyer un signal fort et de procéder à un grand ménage dans les collections permanentes. « Modernités plurielles », l’accrochage confié à Catherine Grenier, avait alors timidement tenté entre 2013 et 2015 d’introduire le dépassement du canon européano-américain dans son sanctuaire même, et de s’ouvrir à une géographie globale et décolonisée de la modernité. Exemple prélevé parmi tant d’autres, il n’en reste pas moins que le réaccrochage peine logiquement à faire véritablement évoluer l’écriture de l’histoire de l’art ou, plus précisément, l’histoire de son histoire.

Au musée régional d’Art Contemporain de Sérignan, l’un des volets des expositions estivales semblait nous promettre un exercice de style similaire : un « réagencement », à en croire le titre, « Honey, I rearranged the collection », emprunté à une série d’œuvres d’Allen Ruppersberg. En réalité, rien de tout cela. D’abord parce que de collection permanente, il n’y en a plus guère. Entièrement vidé de ses collections, et ce pour la première fois de son histoire, le MRAC ouvre désormais ses cimaises vierges à un imposant ensemble d’œuvres graphiques. Salle après salle se déploie alors une autre collection, cette fois à titre d’invitée : la collection Lempert, riche de quelques 15 000 affiches. Depuis les années 1960, Herbert Fritz Lempert a systématiquement collectionné les exemplaires de choix d’un médium qui n’en était alors pas encore un : les affiches d’exposition. C’est au curateur Miguel Wandschneider, ancien directeur de la fondation Culturgest à Lisbonne, que l’on doit d’avoir organisé cette matière en expositions. En 2014-2015 puis en 2016, les deux premiers volets voient le jour au centre d’art Culturgest à Lisbonne, qu’il dirige alors. Le troisième volet, à Sérignan donc, est centré autour de douze artistes : Marcel Broodthaers, James Lee Byars, Gino De Dominicis, Hanne Darboven, Jean Dubuffet, Richard Hamilton, Dieter Roth, Claes Oldenburg, Robert  Rauschenberg, Ben Vautier, Andy Warhol ou encore Lawrence Weiner qui, tous, ont débordé la fonction initiale de communication de l’affiche d’exposition et l’ont transformée en support d’expression autonome.

Ben. « Honey, I rearranged the collection ». Posters de la collection Lempert, vue de l’exposition au Mrac, Sérignan, 2017. Photo : Aurélien Mole.

Les cinquante années d’histoire de l’art qui défilent sous nos yeux proposent donc l’envers d’une histoire linéaire et monolithique. Si quelques figures isolées, Picasso ou Dubuffet, réalisaient déjà leurs propres affiches dans la première moitié du xxe siècle, le phénomène reste sporadique jusqu’à la démocratisation de la sérigraphie. De plus, la légèreté inhérente à ce papillonnement produit en série et disséminé au vent permet également de réagir plus rapidement face aux changements sociétaux. À partir des années 1960, et de précurseurs comme Claes Oldenburg, Richard Hamilton ou Ben qui ouvrent le parcours chronologique, certains artistes se mettent à développer un ensemble cohérent de stratégies de représentation et de médiation de soi. Pour son exposition au Moderna Museet à Stockholm en 1966, Claes Oldenburg prend la pose en train de tenir dans ses bras l’une de ses sculptures molles de taille humaine. Quant à Richard Hamilton, au contraire, l’affiche de son exposition à la Tate Gallery en 1970 nous renvoie l’ascenseur en présentant au regardeur désormais regardé un carré réfléchissant. Le même qui, invité à la Nationalgalerie de Berlin en 1974, concevra une couverture de l’iconique magazine américain TIME avec un dessin à son effigie. Plus fondamentalement, le format de l’affiche accueille également les velléités de critique institutionnelle des artistes. Lorsque Ben prend l’habitude d’annoncer ses actions éphémères au moyens d’affiches à partir des années 1960, celles-ci en constituent également la seule preuve d’existence a posteriori. La fonctionnalité avait déjà été mise à mal du côté de James Lee Byars dont l’usage de ses couleurs de prédilection, doré, noir, blanc, va de pair avec un parasitage en règle des codes de l’affiche efficace : ici, l’exposition de 1978 à la Kunsthalle Bern est annoncée en blanc et en riquiqui au milieu d’une immensité monochrome dorée. La boucle est bouclée avec Lawrence Wiener, dont les affiches deviennent carrément l’exposition, toute l’exposition, rien que l’exposition. Avec son usage d’un texte descriptif, utilisant systématiquement la langue du pays où il se trouve, l’œuvre devient mobile et publique et les affiches, elles, bien que souvent signées, ne sont à vrai dire plus vraiment des affiches mais des œuvres simulant l’affiche d’exposition.

Au cours des dernières années, l’affiche comme médium s’est peu à peu imposée comme un topos contemporain. On ne compte plus les artistes ayant eu recours au stack d’affiches à emporter, posé au sol dans l’espace d’exposition. L’an passé, Michel François présentait au FRAC Île-de-France à Rentilly une série des affiches grand format qu’il réalise depuis 1994 à l’occasion de chacune de ses nouvelles expositions. Construites à partir d’une photographie de l’artiste, celles-ci mobilisent cependant davantage une relation interne à l’économie de l’œuvre sculpturale de l’artiste, jouant sur des ressorts de délinéarisation du réel, qu’une interrogation de l’écosystème artistique. Si tout médium mort devient art, comme se plaisait à le dire Marshall McLuhan, la récupération du poster par le circuit artistique ne signe en rien la mort de la stratégie. Concevoir sa propre affiche d’exposition, c’est effectuer des choix quant à la manière de se positionner dans l’espace public et de démocratiser son travail et, par conséquent, également anticiper la nécessité de devenir un personnage public – ou choisir explicitement de ne pas en devenir un – qu’accentueront un peu encore les développements subséquents des mass-médias. Mass-médias que l’on nommera, selon l’époque, affiches sérigraphiées ou réseaux sociaux.

[1] Avec Nous, Tristan Garcia ne fait pas autre chose, dégageant les multiples processus d’apparition des collectifs ethniques, raciaux ou sexuels de la modernité qu’il fait correspondre à « la construction d’un cercle social de fierté et de visibilité » (Tristan Garcia, Nous, REF, p. 6)

(Image en une : Andy Warhol. « Honey, I rearranged the collection ». Posters de la collection Lempert, vue de l’exposition au Mrac, Sérignan, 2017. Photo : Aurélien Mole.)


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