r e v i e w s

Ferruel & Guedon à 40mcube

par Andréanne Béguin

« Nouaison », Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, 40mcube, du 3 juin au 16 septembre 2023

Dix ans après leur résidence GENERATOR#1, Aurélie Ferruel & Florentine Guédon reviennent à 40mCube en interrogeant, par un ensemble de nouvelles productions d’une part, leur manière de travailler ensemble, en duo, et d’autre part, leur propre rapport à la terre, ce qui les attache à elle à cet âge précis de leur vie. En s’éloignant d’une habitude prise du compromis, tout en gardant une discussion suivie, chacune a pu développer séparément ses techniques de prédilection, comme le travail du bois pour Aurélie Ferruel ou mettre en pratique de nouvelles envies, comme la peinture sur toile pour Florentine Guédon. Pensées et conçues indépendamment, les pièces ne forment pas moins une véritable installation harmonieuse, où paraissent aisément leur long compagnonnage et la résonance entre les émotions et les questionnements qui les traversent. 

Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon. Photo : Margot Montigny.

L’une propose une série de trois toiles, incurvées, suspendues dans l’espace, avec pour sujets des vaches, simplement représentées par des couleurs tendres sur un fond mi-floral, mi-forestier. Entourés de grandes fleurs jaunes, pissenlits ou soleil, deux bêtes et un veau semblent d’abord paître sur une première toile, puis c’est une mère et son petit qui se détachent sur des fleurs violettes au pistil jaune, plus loin, dans un recoin entre des cytises, un paysan « fouille » la vache avant son vêlage. Cette seule figure humaine des peintures est cachée par un arrondi de la toile, et la représentation presque grandeur nature des animaux dans des scènes de vie banales dote l’espace d’une présence, non humaine, mais vibrante et touchante. Posées au sol ou adossées au mur, sont disposées des sculptures à même le tronc, puisque Aurélie Ferruel a débité un unique tronc de séquoia, le séparant en six blocs qu’elle est ensuite venue travailler à la tronçonneuse. Ce travail physique est une rencontre avec la matière pour y faire émerger, dans la nature du bois, des nœuds et des reliefs, des personnages humains indistincts, ni vraiment hommes ni vraiment femmes, dans des poses et des compositions comme autant de références hétéroclites à l’histoire de l’art. Peut-être pourra-t-on les rapprocher des silhouettes torturées d’Egon Schiele, ou, encore ici, d’une représentation d’un faune au chevreau et là de femmes enceintes de Gustav Klimt. Toutes les interprétations sont possibles, laissées à celui ou celle qui les observe, et les titres ouvrent sur une infinité possible de compréhensions, volontairement lâches et génériques, néanmoins poétiques : Abeilles et seigle, Cueillette, Petits Fruits... Toutes ces figures ont les yeux fermés, remplacés par des graines de blé peintes en jaune, seule touche de couleur dans les teintes dégradées et ondoyantes de la carnation naturelle du bois. 

La disposition des sculptures et des peintures séquence et dessine l’espace, crée dans l’initial white cube, des espaces de respiration, des recoins et des déambulations qui permettent d’avoir plusieurs points de vue sur les œuvres, de voir l’envers des toiles ou d’alterner la vision surplombante des bas-reliefs selon leur inclinaison avec des vues et des aperçus de leurs dessous et de leurs supports. Cette diversité visuelle se double d’une pluralité des interprétations et des lectures de l’installation dans son ensemble à l’écoute des pistes sonores. Une première boucle, réalisée en collaboration avec Pierre Plantier qui, comme son titre l’indique, retranscrit une « atmosphère » particulière, celui de la ferme, par des descriptions du paysage bâti, cultivé des exploitations, des relations à la nature et aux animaux avec les témoignages émouvants de membres de l’entourage des artistes. Associés par des rythmes et des réverbérations, ils guident l’oreille dans une sorte d’état apaisant et méditatif. Puis deux autres matières sonores, diffusées dans des casques, génèrent des relectures de l’installation parcourue. Une première voix de femme, Nathalie, notaire, se confie à la fois sur la mort de son père agriculteur, mais aussi sur son métier et la gestion notariale des héritages et des successions dans les familles agricoles. Elle aborde des réalités sociales poignantes, comme l’absence de discours, le sentiment d’infériorité ou encore la difficulté des comptabilités de l’héritage, et, bien que ses explications soient techniques, elle les restitue avec humanité comme observatrice et partie prenante. Sa voix nous accompagnant dans l’exposition, s’opère alors un premier glissement du paysage bucolique vers le terre à terre, et tout à coup les tronçons de séquoia semblent devenir des gisants. La révélation va crescendo puisque la seconde œuvre sonore, qui fait parler Louise, psychologue, elle aussi fille d’agriculteurs, traite de la violence sexuelle et de l’inceste, plombés par le poids du silence. Le phénomène de dissociation que subit une victime est clairement explicité, puis suggéré artistiquement par deux céramiques perchées, prises dans du torchis, aux yeux troublés et absents. Le non-dit entraîne des traumatismes qui se transmettent de génération en génération – un poison que rappellent les fleurs de grande ciguë peintes sur le tissu qui recouvre l’assise en terre – et Louise travaille avec et accompagne les familles à rompre la chaîne de l’agression. Aussi dur soit ce témoignage, il est pourtant amené dans un cadre qu’est l’installation, de façon délicate et douce : la sérénité des œuvres et de la boucle sonore d’ambiance nous entoure avec bienveillance, et la zone d’écoute est protégée par une intimité nécessaire, subtile, isolée par une des peintures qui agit comme un rideau. 

Par ces deux œuvres sonores, la question de la transmission dans le monde agricole – qu’elle soit matérielle ou psychologique – irrigue alors l’exposition et permet aux artistes de partager leurs propres questionnements existentiels, entre deux générations, celle de leurs parents et celle de leurs enfants. Le titre de l’exposition, « Nouaison », qui désigne le passage de la fleur au fruit, éclaire précisément la notion d’héritage dont elles sont ou seront ou non les passeuses. Au mur, une branche de pommier est accrochée en hauteur et un mélange de terre et de paille permet de prolonger les branches par des fleurs en verre, réalisées en collaboration avec Stéphane Pelletier, maître verrier. La finesse du matériau, les reflets des couleurs prises dans celui-ci donnent la mesure d’une forme de fragilité, de fugacité de cette étape dans la vie d’un arbre fruitier, mais également dans la vie des deux artistes. 

Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon. Photo : Margot Montigny.

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Head image : Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Nouaison, 2023, vue de l’exposition. Production : 40mcube. Commissariat : 40mcube et Aurélie Ferruel & Florentine Guédon. Photo : Margot Montigny.