r e v i e w s

Falke Pisano, La Valeur dans les Mathématiques

par Elsa Vettier

Synagogue de Delme, Delme, 19.03_29.05.2016

Il n’est pas rare qu’en naviguant sur un site Internet un problème mathématique simple vous soit posé. « Combien font 1 + 1 ? », une formalité qui consiste juste à vérifier votre appartenance à l’humanité avant de vous donner accès à plus ample contenu. Reposant sur une conception universaliste des mathématiques, la réponse à la question est supposément accessible à quiconque, évidente. Falke Pisano, informée des questionnements ethno-mathématiques sur les différentes appréhensions de la discipline, vous invite à reconsidérer le résultat de l’opération mais également à repenser le système complexe qui vous a soufflé que la réponse était « deux ». Après avoir largement arpenté les rives de la French Theory tout au long de Figures of Speech (2006-2010), un cycle consacré au langage, l’artiste néerlandaise entame à la synagogue de Delme un nouveau projet dédié à la déconstruction des sciences modernes et en premier lieu des mathématiques. Alimentée par de nombreuses lectures au sujet des pédagogies alternatives et de l’instrumentalisation de l’arithmétique à des fins de colonisation, cette nouvelle enquête présentée par plusieurs textes vient s’articuler à des sculptures le plus souvent abstraites. À l’instar des précédentes expositions de l’artiste, toute la difficulté de la proposition repose sur l’instauration d’un dialogue entre deux systèmes qui semblent à première vue indépendants, l’écrit et le plastique.

Falke Pisano, Lire le monde avec les mathématiques, 2015. Métal, bois, peinture, 175 x 230 x 70 cm ; panneau mural avec texte, 43 x 28 cm. Vue de l'exposition à la synagogue de Delme, 2016 © Photo : O.H. Dancy.

Falke Pisano, Lire le monde avec les mathématiques, 2015.
Métal, bois, peinture, 175 x 230 x 70 cm ; panneau mural avec texte, 43 x 28 cm. Vue de l’exposition à la synagogue de Delme, 2016
© Photo : O.H. Dancy.

Falke Pisano, Lire le monde avec les mathématiques (détail), 2015. Métal, bois, peinture, 175 x 230 x 70 cm ; panneau mural avec texte, 43 x 28 cm. Vue de l'exposition à la synagogue de Delme, 2016 © Photo : O.H. Dancy.

Falke Pisano, Lire le monde avec les mathématiques (détail), 2015. Métal, bois, peinture, 175 x 230 x 70 cm ; panneau mural avec texte, 43 x 28 cm. Vue de l’exposition à la synagogue de Delme, 2016
© Photo : O.H. Dancy.

Mettant en pratique les hypothèses théoriques de l’artiste, les objets composent plusieurs  démonstrations pédagogiques dont certaines leçons peuvent être tirées. Leurs titres sont d’ailleurs formulés comme des consignes qu’ils sont les premiers à appliquer. Apprendre dans la proximité (2015) consiste en un ensemble de croix à cinq pattes, d’angles à trois branches, réminiscences déformées de signes mathématiques usuels. Tous ont muté pour mieux s’adapter à l’endroit où ils ont été placés. Plus loin, pour qui veut se prêter à un petit exercice de visualisation, six fractions de cercle sur lesquelles court une spirale morcelée répondent au principe Fragmenter ce qui semble universel et continu (2015). Certaines réalisations s’apparentent même à un mobilier pédagogique comme ces deux « tables de négociation » aux accents De Stijl qui se font face, séparées par des panneaux ajourés. Les compartiments des tables, remplis de petites céramiques vernissées prêtes à être échangées évoquent le jeu d’awalé ou les objets éducatifs aux contours géométriques de Friedrich Fröbel qu’Aurélien Froment avait notamment mis en scène à la Villa Arson en 2014. L’apprentissage se poursuit lorsque les sculptures s’animent à l’écran dans La Valeur dans les Mathématiques (2015) : pendant que deux ethno-mathématiciens échangent d’intrigantes anecdotes d’enseignement et remettent en cause la prétendue neutralité de certains calculs en voix-off, Falke Pisano finalise et manipule les œuvres. À travers les orifices de la table de négociation, on observe les objets en faïence devenir conversation comme autant de sites miniatures où le discours s’incarne.

Mûri en partie au Brésil, le cycle s’inspire non seulement des expérimentations pédagogiques qui y ont été menées mais aussi de certaines techniques artisanales et d’artefacts locaux au contact desquels notre conceptualisation du monde peut évoluer. Le tissage, mobilisé pour la série Échanger l’un contre le multiple (2015) ou encore la céramique viennent rencontrer une influence plus ancienne de Pisano : celle des artistes conceptuels des années 1970. Réapparaît ici sous une forme suspendue la carte chère à Dennis Oppenheim et à Richard Long qui s’y intéressaient en tant que structure sous-jacente et transcription soi-disant neutre du monde. Composée de branches blanches entrelacées et presque vierge d’inscriptions, la carte de navigation empruntée par l’artiste à des communautés indigènes suggère une autre manière d’appréhender l’espace (Changing Perspectives, 2015). Enfin, c’est surtout l’ombre de Mel Bochner, adepte d’opérations de mesure d’un lieu ou de son propre corps, qui plane au-dessus de l’exposition. Comme dans Actual Size (Hand), photographie de 1968 qui rend compte de la longueur de la main et de l’avant-bras de l’artiste, Falke Pisano a découpé des segments de bois à la mesure de ses membres pour composer plusieurs sculptures. Aucune valeur numérique ne vient traduire cette opération, médiation devenue obsolète dans cette construction sensuelle de l’œuvre.

Falke Pisano, Négociations autour d’un échange, 2015. Métal, bois, céramiques, feutre, 172 x 138 x 155 cm ; bois, feutre, plastique, corde, balance, 160 x 220 x 28 cm ; panneau mural avec texte, 43 x 28 cm. Vue de l'exposition à la synagogue de Delme, 2016 © Photo : O.H. Dancy.

Falke Pisano, Négociations autour d’un échange, 2015.
Métal, bois, céramiques, feutre, 172 x 138 x 155 cm ; bois, feutre, plastique, corde, balance, 160 x 220 x 28 cm ; panneau mural avec texte, 43 x 28 cm. Vue de l’exposition à la synagogue de Delme, 2016 © Photo : O.H. Dancy.

Soucieuse de mettre en place une certaine pédagogie et une transparence auprès de son auditoire, Pisano tente à plusieurs reprises de cartographier le processus qui a donné forme à l’exposition. Le « script », un schéma qui se substitue à la note d’intention, détaille à l’entrée de la synagogue les rapports des œuvres entre elles, le passage d’une idée numérotée et illustrée à une autre. S’apparentant plus à un diagramme mystique qu’à un plan lisible, tout comme la liste « des phrases destinées à la discussion… » recopiée sur un mur, le raisonnement opaque que l’artiste nous invite à suivre sème une sorte de confusion dont il faut savoir s’extraire. C’est d’ailleurs peut-être ainsi que Falke Pisano réalise sa propre démonstration sur les mécanismes de l’apprentissage. Ne vous fiez pas aux consignes placardées mais frayez vous un chemin pour méditer les enseignements des formes, les négociations qui s’opèrent de chaque côté de la table. Vous parviendrez peut-être à la même conclusion.