r e v i e w s

Double Bind à la Villa Arson à Nice

par Etienne Bernard

Found in translation

Un monochrome noir peint à même le mur sur lequel on peut lire l’inscription à la craie blanche « 1. Language is not transparent » semble accueillir le visiteur. De la facture géométriquement maîtrisée du haut de l’œuvre renvoyant directement aux codes esthétiques de l’art minimal, semblent suinter des coulures all over qu’on attribuerait volontiers à un Pollock. À une supposée transparence du langage verbal, Mel Bochner oppose ici ces références artistiques à lire en filigrane pour revendiquer l’illusion d’une traduction objective de l’art.
Slogan introductif, l’œuvre du conceptuel américain illustre à merveille la logique du double bind, titre et fondement théorique de l’exposition niçoise. Selon Derrida, reprenant un terme initialement attribué à Bateson, il y a nécessairement un écart, un vide, un passage, entre l’intention et la réception de l’intention.

Art & Language, Sighs Trapped by Liars 1-192, 1996-1997. Mark Geffriaud, Greetings From an Easy World, 2007. Raymond Hains, Hépériles éclatés, 1953. Collection Frac Champagne-Ardenne. Photo Villa Arson

Art & Language, Sighs Trapped by Liars 1-192, 1996-1997. Mark Geffriaud, Greetings From an Easy World, 2007. Raymond Hains, Hépériles éclatés, 1953. Collection Frac Champagne-Ardenne. Photo Villa Arson

La double contrainte procède de la cohabitation impossible d’un fantasme de la transparence, de la neutralité du processus de transmission du message et de la prise de compte de l’ineffable, de l’indicible.
L’artiste enfonce d’ailleurs le clou sur le mur adjacent avec Transduction (1968). Il téléphone à un de ses amis en France et lui lit en anglais un paragraphe de John Chandler. L’interlocuteur écrit sous la dictée, traduit le texte en français puis appelle à son tour un correspondant italien qui joindra quelqu’un en Allemagne et ainsi de suite. La chaîne de transcriptions et de traductions aura ainsi convoqué six « transducteurs » avant de revenir à la langue de Shakespeare. Les deux feuilles de papier dactylographiées exposées, points de départ et d’arrivée de cette expérience, mettent en lumière les bruits de communication et altérations qui se sont insinués dans le processus de traduction. Et c’est bien de cette magnifique imperfectibilité interprétative qu’il s’agit dans le rapport que chacun entretient avec une œuvre.
Il est aujourd’hui globalement admis dans les lieux de présentation de l’art que des clefs de lecture doivent impérativement être fournies au visiteur, parfois au mépris de sa capacité à faire surgir lui-même un sens de son dialogue avec le travail appréhendé. À cette logique de l’accompagnement systématique, les commissaires objectent l’idée qu’une œuvre n’est pas un rébus qu’il faudrait à tout prix comprendre et propose au public de se livrer, en premier lieu, à l’expérience en concentrant les notices et cartels sur un mur gigantesque à l’issue du parcours comme autant de notes de fin de texte.
Ainsi, Double Bind / Arrêtez d’essayer de me comprendre ! déroule ses œuvres telles des occurrences dans les méandres de la Villa Arson. Les fondamentaux conceptuels y côtoient les tribulations les plus contemporaines dans une heureuse déambulation en évitant agilement la simpliste mise en perspective historique qui postule trop souvent l’idée que les grands anciens sont là pour porter les petits jeunes. Ici, les confrontations générationnelles se font, au contraire, collaborations et aller-retour constructifs. Ainsi, sur l’imposante table Sight Trapped by Liars 1-192, 1996-1997 d’Art & Language, réunissant les transferts sur toile des pages de livres écrits avant la carrière plasticienne des membres du groupe, viennent délicatement se poser les correspondances origamiques Greetings From an Easy World, 2007 de Mark Geffriaud dont la lecture impose la destruction de l’œuvre. Plus loin, la tristesse et le drame surjoués par Bas Jan Ader dans le film I Am Too Sad to Tell You, 1971 doivent faire face à la traduction implacablement mécanique de son titre en morse par Jean-Baptiste Ganne en 2008, tandis A Constructed World invite tout un chacun à conter l’Histoire de l’art à des anguilles vivantes qui diffuseront peut-être par la suite leur savoir dans leur propre langage à travers les eaux.
Pourtant, si cette exposition est une opportunité rare d’apprécier un corpus d’œuvres fondamentales, elle reste profondément difficile pour qui ne possède pas le bagage théorique nécessaire à leur lecture justement parce que ces pièces manipulent des notions complexes. Sans revenir sur la qualité du discours ni sur le niveau intellectuel engagés, il est fondé de se poser la question de la pertinence d’un parti pris curatorial aussi radical. Refuser la logique nivellante de l’exposition didactique est un positionnement politique intéressant s’il permet d’ouvrir un débat aujourd’hui nécessaire sur le processus de monstration de l’art contemporain et notamment conceptuel. En revanche, ne fait-il pas contre-emploi lorsqu’il est posé dans une perspective aussi implacable ? Un discours exposé, aussi construit soit-il, ne suffira jamais à faire exposition si on perd de vue la fonction d’interface du curateur, que Jean-Christophe Ammann appelait la logique de générosité.

Double Bind / Arrêtez d’essayer de me comprendre !
Villa Arson, Nice
5 février – 30 mai 2010
Avec A Constructed World, Boris Achour, Bas Jan Ader, Jérôme Allavena, Art & Language, Renaud Auguste-Dormeuil, Gilles Barbier, Robert Barry, Erick Beltrán, Stéphane Bérard, Berdaguer & Péjus, Dominique Blais, Mel Bochner, Julien Bouillon, Pascal Broccolichi, Marcel Broodthaers, Cercle Ramo Nash, Marc Chevalier, Ma Chong, Gérard Collin-Thiébaut, François Curlet & Michel François, Anthony Duchêne, Jean Dupuy, Eric Duyckaerts, Omer Fast, Robert Filliou, Francesco Finizio, Henry Flynt, Ryan Gander, Jean-Baptiste Ganne, Dora Garcia, Mark Geffriaud, Alexandre Gérard, Claire Glorieux, Dan Graham, Joseph Grigely, Brion Gysin & Ian Sommerville, Raymond Hains, Temo Javakhi, David Jourdan, Ben Kinmont, Nicholas Knight, Silvia Kolbowski, Jirí Kovanda, Christine Kozlov, Joris Lacoste, Thierry Lagalla, Louise Lawler, Alvin Lucier, Christian Marclay, Aurélien Mole, Robert Morris, Bruce Nauman, Dennis Oppenheim, Philippe Parreno, Gaël Peltier, Alexandre Perigot, Antoine Poncet, Will Potter, Noël Ravaud, Bettina Samson, Mathieu Schmitt, Yann Sérandour, Richard Serra, Pierre Thoretton, Lawrence Weiner, Cerith Wyn Evans, Raphaël Zarka.


articles liés

Petticoat Government

par Juliette Belleret

Maxime Bichon au CAPC, Bordeaux

par Georgia René-Worms