r e v i e w s

Documenta 13

par Etienne Bernard

Par Etienne Bernard et Antoine Marchand

La treizième édition de la prestigieuse manifestation allemande s’est achevée mi-septembre. De l’avis de tous, la démonstration de la commissaire d’exposition américano-italienne Carolyn Christov-Bakargiev renoue brillamment avec la longue tradition paradigmatique de Documenta, malmenée par la proposition plus que discutable (et discutée) du couple autrichien Buergel, il y a cinq ans. Documenta a repris en 2012 son étoffe d’évènement artistique de référence refusant l’assujettissement aux lois d’un marché de l’art cannibale, et s’impose donc à nouveau comme le lieu de la recherche, dans son déploiement curatorial autant que dans sa temporalité. C’est un laboratoire du regard et de l’analyse du monde par le prisme artistique. Pendant cinq années, la commissaire et son équipe se sont mis à l’écoute du monde, de ses mouvements, de ses aspirations, de ses développements. Et c’est peu de dire que la période a été riche en évènements. Le monde que regarde aujourd’hui Documenta est avant tout un monde en crise. C’est le monde de l’impuissance de plus en plus criante des élites politiques et intellectuelles face aux troubles économiques et sociaux qui a trouvé son point d’orgue dans la prise de pouvoir de certains peuples arabes au printemps dernier. C’est le monde des peurs exacerbées par des gouvernements occidentaux de plus en plus sécuritaires et protectionnistes. Et, à l’échelon du secteur de la création, on nage en plein paradoxe avec un marché de l’art toujours plus fort conjugué aux coupes drastiques dans les budgets des institutions culturelles. Face à de telles problématiques, l’exposition ne pouvait rester dans le sécurisant contexte strictement artistique. L’art que montre cette Documenta est donc profondément ancré dans les réalités sociétales, n’en déplaise aux gardiens d’une autonomie de l’art – avouons-le, un brin désuète – nostalgiques du Kassel des Trente Glorieuses et hermétiques aux perspectives anthropologiques entérinées cette année.

Theaster Gates 12 Ballads for the Huguenot House, 2012. Bois et autres matériaux de construction en provenance du 6901 South Dorchester, Chicago ; vidéo, son, 9.1 x 18.3 x 36.6 m. Rebuild Foundation Construction Team, John Preus (Lead). Courtesy Theaster Gates ; Kavi Gupta, Chicago ; White Cube, Londres. Photo : Nils Klinger.

L’évènement déborde d’ailleurs de son ancrage historique westphalien pour mieux s’inscrire dans notre société mondialisée. De Kabul au Caire en passant par les forêts canadiennes, Documenta revendique son déploiement dans des « spatialités phénoménales qui incarnent les conditions dans lesquelles artistes et penseurs agissent dans le présent ». La manifestation entend ainsi prendre à rebours les conséquences concrètes d’une globalisation principalement virtuelle en tentant de répondre à des interrogations aussi simples que fondamentales : qu’implique le fait de connaître quelque chose qui n’est pas perceptible par nos sens ? Comment percevoir le monde et s’y orienter sans l’éprouver ? L’hypothèse formulée est avant tout méthodologique. La relocalisation de Documenta dans cet archipel de situations répond à l’idée fondatrice que l’investissement d’un lieu génère un espace – de pensée, de création, de circulation, etc. – et que cet espace est une plate-forme du possible. Carolyn Christov-Bakargiev postule ici une réévaluation empirique de la site-specificity – idiome structurant de la Documenta 6 en 1977 à l’occasion de laquelle l’Américain Walter de Maria ficha son kilomètre vertical de cuivre sur l’esplanade du Fridericianum – par l’observation d’une activité artistique désormais conditionnée par les logiques de déplacement et de ré-inscription permanente dans des contextes différents à l’échelle du globe. Et pour une manifestation historiquement ancrée dans les valeurs modernistes, cette mobilité incessante ne pouvait échapper à une problématisation : assistons-nous à un nouveau processus de décontextualisation des œuvres ? À une nouvelle version universaliste de l’art (l’art contemporain est homogène et compréhensible par tous, en tous lieux) qui occulte les apports des cultural studies et l’idée de singularité culturelle ? Sans vouloir nier les phénomènes d’homogénéisation qui traversent le monde (et le monde de l’art), n’est-il pas naïf de faire l’impasse sur les conditions d’apparition des œuvres et les modalités référentielles de leur réception ? Documenta 13 en lieu revendiqué de la pensée en train de se faire, à la différence de ses sœurs évènementielles, semble objecter à la logique d’« errance continue » défendue par certaines figures emblématiques de l’art contemporain, celle de la « re-situation permanente ». À la déambulation argumentative attendue, la commissaire préfère la cristallisation et la mise en perspective. Aux grands discours supposément fédérateurs, elle oppose la communauté de pensées et de formes qui conjugue autant qu’elle porte les initiatives situées, pour un temps déplacées en Allemagne. La structuration même de l’équipe curatoriale, formée cinq ans en amont de l’exposition, sonnait d’ailleurs comme un appel à l’échange et au partage de notions et de valeurs communes – l’ambitieux projet 100 Notes – 100 Thoughts, base théorique de cette Documenta, en étant le meilleur exemple. Assez logiquement, Carolyn Christov-Bakargiev n’a donc pas donné de titre à sa proposition. Au mieux introduit-elle son intention, d’un verset poético-cynique inspiré de la danse au tambour des esclaves de la Nouvelle-Orléans au xixe siècle : « la danse était frénétique, endiablée, bruyante, sonnante, tourbillonnante, folle, et elle durait très très longtemps ». Avec cette assertion, Carolyn Christov-Bakargiev se place en productrice-initiatrice de cette dynamique d’interactions entre les artistes réunis à Kassel. Le texte développe en effet l’idée de chorégraphie et de mouvement permanents. Envisagée comme une scène (« On Stage »), la manifestation se veut le lieu de l’action, de l’ici et maintenant, l’endroit où se passent les choses. Et, bien loin d’une chorégraphie harmonieusement réglée, dans un grand mouvement humaniste et solidaire, pour ne pas dire utopique, le ballet se veut ici chaotique, « un-harmonic », au plus près des mouvements erratiques qui animent notre société. La proposition de Tino Sehgal se veut notamment manifeste de cet axiome du déplacement et de la désynchronisation. Le This Variation de l’enfant terrible allemand offre aux visiteurs de cette Documenta un moment d’une rare intensité, une expérience tant physique que mystique qui résonne encore en chacun. Difficile d’oublier la sensation qui vous étreint en pénétrant dans cette salle plongée dans l’obscurité. Chants tribaux, danses, conversations et autres effleurements viennent totalement perturber les sens jusqu’à la transe, dans un moment d’abandon autant que de communion. Une œuvre qui illustre par ailleurs ce que Carolyn Christov-Bakargiev qualifie de « shared understanding », une compréhension mutuelle qui s’installe ici non pas dans l’apaisement mais bien dans l’effervescence et la dynamique générée par la vingtaine de performers. Toutefois, c’est peut-être le Disabled Theater de Jérôme Bel qui s’empare au mieux de l’énoncé tant l’expression sied au projet développé par le chorégraphe français avec les acteurs handicapés du théâtre HORA de Zurich. En donnant à voir ce qui est d’ordinaire caché, Jérôme Bel offre là une réflexion aussi magistrale que dérangeante sur la prétendue normalité et la marginalisation dont sont victimes les personnes empêchées.

Theaster Gates 12 Ballads for the Huguenot House, 2012. Bois et autres matériaux de construction en provenance du 6901 South Dorchester, Chicago ; vidéo, son, 9.1 x 18.3 x 36.6 m. Rebuild Foundation Construction Team, John Preus (Lead). Courtesy Theaster Gates ; Kavi Gupta, Chicago ; White Cube, Londres. Photo : Nils Klinger.

Ces deux propositions témoignent également d’une autre notion phare de la manifestation germanique, celle de communauté, qui s’incarne parfaitement dans le projet de Theaster Gates. Endossant tout à la fois les rôles d’artiste, d’urbaniste ou d’activiste, Gates a transposé à Kassel un process récemment éprouvé à Chicago, en s’investissant dans la réhabilitation d’une maison huguenote construite par des travailleurs immigrés en 1826 et abandonnée depuis le début des années soixante-dix. Entouré de musiciens, artistes, écrivains de diverses nationalités, et avec l’aide d’apprentis originaires de la principale métropole de l’Illinois et de Kassel, il a transformé ce lieu en un véritable espace d’expérimentation permanente. Un laboratoire propice à de multiples projets culturels, politiques et sociaux, réalisé avec la volonté farouche de faire tomber les barrières entre les communautés – artistiques, ethniques… – et de situer cette forme hybride, cette « sculpture permanente », au cœur de la Cité.

Documenta aura rarement été aussi dense et riche, au risque parfois de la dilution et de l’éclatement. Néanmoins l’exposition de Carolyn Christov-Bakargiev, en multipliant les propositions et les axes de réflexion, aura renoué avec l’histoire de la manifestation allemande comme lieu où se problématise artistiquement l’« état du monde ».