r e v i e w s

#3 Biennale d’Art et d’Architecture – infinie liberté, un monde pour une démocratie féministe

par Andréanne Béguin

16.09.22 au 01.01.23
Frac Centre-Val de Loire, Vierzon

Les 5 et 6 octobre 1789, les femmes marchent sur Versailles. Cette marche est peut-être l’acte pionnier, quasiment ancestral, de la démocratie féministe, que la Biennale d’Art et d’Architecture du Frac Centre-Val de Loire a choisi comme revendication pour cette troisième édition à Vierzon. Le souci du mieux-vivre ensemble ne saurait plus faire l’économie des pensées féministes et des études de genre. S’articulent alors quatre paysages, à la fois parcours et temporalités : l’exposition « Le Monde bâti des femmes » ; « L’Utopie des territoires », itinéraire d’œuvres dans la ville ; une programmation regroupée au sein du « Tiers féminisme » ; « La tendresse subversive », exposition au Frac Centre-Val de Loire, qui fait écho aux occurrences vierzonnaises. 

Architecture et féminisme ont longtemps été les termes d’une contradiction, la première étant – pour reprendre les mots d’Yves Raibaud – une science « masculiniste ». Jusque dans les années 1990, la science du bâti et de l’agencement des espaces était fondée sur la désincarnation des usagers et, surtout, l’exclusion des usagères. « Le Monde bâti des femmes »remobilise nos consciences sur la possible – mais surtout nécessaire – réconciliation entre architecture et féminisme, en rassemblant des œuvres d’architectes et artistes comme Iwona Buczkowska, Renée Gailhoustet ou Angela Hareiter, dont les réalisations architecturales se dévoilent par des maquettes et des dessins. L’exploration de la Biennale gagnerait à débuter par cette exposition, qui porte en elle les prémices conceptuelles des inégalités d’accès et d’usage des espaces publics, que le parcours « L’Utopie des territoires » traite dans ses conséquences.

Vue de la Biennale d’Art et d’Architecture du Frac Centre-Val de Loire, Vierzon. TAKK : Mireia Luzárraga et Alejandro Muiño

Celui-ci, composé d’œuvres et d’installations disséminées dans Vierzon, se pense comme un refus du continuum de la domination masculine, par le biais d’interventions artistiques. La Biennale fait l’effort d’occuper des espaces variés : ancienne usine, esplanade, square ou encore église. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf propositions qui jalonnent le parcours, créant ainsi une polyphonie précieuse, à l’heure où les féminismes disparaissent derrière un singulier factice et tronqué. Face aux impasses corporelles, mentales, sociales auxquelles sont reléguées les femmes dans l’espace public, se dégagent des lignes de forces et des pistes de résolutions d’une œuvre à une autre, dont un rapprochement spatial aurait pu aider à une plus grande lisibilité. 

Un ensemble d’œuvres s’attache à faire devoir de mémoire, exigeant des relectures historiques comme recours aux mécanismes d’effacement et d’invisibilisation des femmes dans l’Histoire et de facto dans l’espace public, comme le traduit la dénomination des rues. 

Avec Foyer, Laure Tixier rend aux ouvrières vierzonnaises une hutte, composée d’aiguilles monumentales, recréant a posteriori un espace de rassemblement symbolique pour cette communauté de travailleuses. Avec Éponymes des révoltes aphones, Hanna Kokolo dresse un mémorial pour des figures féministes résistantes de pays d’Afrique. Louisa Babari choisit de faire revivre le passé industriel et manufacturé de la ville sous le prisme matrimonial avec huit collages monumentaux sur la façade de l’usine La Française.

Un autre corpus d’œuvres offre une résonnance poétique et un exutoire esthétique à l’invisibilisation d’elles-mêmes que les femmes doivent déployer par la mise en place de stratégies d’évitement. Ce tragique camouflage de soi peut se deviner par exemple dans les deux fresques de Clémentine Chalançon, réalisées a fresco, étirant des motifs variés et abstraits dans une remarquable prolifération de lichens derrière lequel le mur disparaît et s’efface. Anne Houel revisite l’espace de l’aire de jeux, tout en empruntant au blason de la ville son symbole. L’artiste dresse une tour penchée, réalisée en sable, menaçant à tout moment de s’effondrer, à moins que ce ne soit l’effritement progressif qui la fasse disparaître. L’agence d’architecture Bientôt subvertit la signalétique urbaine et investit le format conventionnel des permis de construire, pour proposer une narration alternative de la ville. 

Le détournement se poursuit également à l’endroit d’architectures et de mobiliers urbains, rappelant ainsi que la contrainte exercée par l’espace public n’est pas que mentale ni comportementale, mais que le contrôle social impose au corps des femmes des normes genrées, leur refusant la sécurité et leur niant toute possibilité de liberté. La réunion des corps en un même espace est la condition sine qua non du Lieu des savoirs, réalisé par le duo Sophie Berthelier & Véronique Descharrières. Leur microarchitecture sous forme d’agora garantit un écrin protecteur, propice au laisser-aller, offrant la possibilité de s’abandonner aux discussions et aux échanges. María Mallo Zurdo propose une réinterprétation du mobilier urbain avec l’installation Archipelago, dont les formes sinueuses et arrondies sont la promesse d’un accueil bienveillant et confortable pour le corps. The Swing of Injustice, d’Anila Rubiku, détourne un jeu d’enfant, où des oiseaux sculptés remplacent les traditionnelles balançoires et prêtent leurs ailes aux évasions mentales et à l’envol physique. 

Vue de la Biennale d’Art et d’Architecture du Frac Centre-Val de Loire, Vierzon. Brigitte Mahlknecht

Enfin, si les hommes bénéficient dans l’espace public de lieux exclusifs de loisirs et de rassemblement, les femmes font, elles, l’expérience d’une solitude et d’un isolement forcés. Ce refus du collectif féminin nourrit les visions féministes de l’architecture et de l’urbanisme, animées par des dynamiques collaboratives, dans lesquelles s’inscrivent particulièrement certaines œuvres de la Biennale. Vivante, déambulation sonore de Ségolène Thuillart, est ainsi le fruit de rencontres et de témoignages que l’artiste a recueillis auprès de Vierzonnaises et Vierzonnais, créant une archive vivante et collective de la ville. Anna Ponchon a travaillé avec une école primaire autour d’ex-voto, donnant la possibilité aux enfants de libérer leur imaginaire féministe, tout en proposant une relecture historique de la figure religieuse de Sainte-Perpétue. L’œuvre manifeste de la Biennale Tant que mon anatomie déterminera mon autonomie, je serai féministe, du projet « SOLANGE », de Katharina Cibulka, saisit le regard dès la sortie de la gare de Vierzon. Elle résulte, elle aussi, d’une mise en commun et en partage. Sur des bâches de chantier, l’artiste brode des slogans qui émanent de rencontres avec des habitantes et habitants et des féministes françaises. L’utilisation de la langue constitue en soi une réappropriation féministe et s’oppose à la construction fantasmagorique d’une ville-plaisir dont de nombreux écrivains et poètes ont fait l’apologie.

La dimension collective des œuvres et de l’entreprise même d’une biennale, la richesse des interactions créées par les déplacements, ainsi que la justesse du « Tiers féminisme », permettent à la Biennale d’échapper au déséquilibre des sens qui conditionne la connaissance à la vue. Une telle réduction ne peut manquer de paralyser l’appréciation de l’architecture. La manifestation donne vie à cette phrase de Juhani Pallasmaa : « On n’apprécie pas une œuvre architecturale comme une série d’images rétiniennes isolées mais dans son essence matérielle, corporelle et spirituelle ». 

Head Image : Vue de la Biennale d’Art et d’Architecture du Frac Centre-Val de Loire, Vierzon. Katharina Cibulka, Tant que mon anatomie déterminera mon autonomie, je serai féministe, 2022. Série d’installations SOLANGE #26 ©Katharina Cibulka, Photo ©Katharina Cibulka