r e v i e w s

Betty Tompkins / Marylin Minter

par Guillaume Lasserre

Le MO.CO, Panacée, Montpellier, 26.06-05.09.2021

À Montpellier, le MO.CO. Panacée exposait récemment les œuvres de Marylin Minter et de Betty Tompkins, une première pour ces artistes américaines dans une institution française. Deux expositions monographiques instaurant un dialogue entre les peintres qui, malgré une première rencontre à New York en 1976, ignorent leurs travaux respectifs jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Beaucoup des questions qu’elles abordent leur sont communes, en particulier celles de l’érotisation et du féminisme pro sexe.

Frise chronologique de 1969 à 2021 évoquant les rapports entre art, féminisme, pornographie et censure. Graphisme : Johanna Himmelsbach et Kai Udema. Photo : Marc Domage

Pionnière du réalisme féministe, présupposant d’emblée un principe de représentation genrée, Marylin Minter traite de l’élimination du regard féminin et de la domination masculine en soustrayant l’image à sa frontalité. Elle la détourne notamment en plaçant des éléments au premier plan. Dans les années 1990, elle aborde, avec la série « Food porn », la sexualisation de l’imagerie alimentaire, avant de se tourner, au cours de la décennie suivante, vers l’univers de la mode. En 2014, elle répond à une commande du magazine Playboy en donnant à voir, entre autres, les toisons pubiennes des mannequins. L’artiste souhaite ainsi accorder une valeur esthétique aux poils. La bouche, cavité qui renvoie à la fois au discours, à l’alimentation, à la séduction et à la sexualité, devient le motif iconographique central de son travail.

Une salle dédiée à son activisme présente trois vidéos réalisées pour des actions militantes. Ces films courts, qui possèdent un autre statut que les œuvres d’art, jouent sur la transparence et l’opacité. Dans ses peintures, les références sont post-impressionnistes, plus spécifiquement préraphaélites. Avec sa série en cours des « Baigneuses », jouant du diaphane et du translucide, elle s’empare d’un thème de l’histoire de l’art archi codé et représenté, celui de la femme au bain ou à sa toilette. Cependant, les femmes peintres qui se sont aventurées à explorer le sujet se comptent sur les doigts de la main : Artemisia Gentileschi au début du XVIIe siècle, puis, bien après, Mary Cassatt et Suzanne Valadon. « Le pouvoir des représentations sexuelles a toujours été entre les mains du patriarcat. Les femmes ne l’ont jamais eu. Les femmes ont rarement peint des baigneuses – nous avons toujours été des sujets1 », précise Minter.

De gauche à droite : Betty Tompkins, Fuck Painting #47, 2012. Acrylique sur toile / Acrylic on canvas. 182,88 x 182,88 cm. Courtesy de l’artiste, P·P·O·W, New York et rodolphe janssen, Bruxelles © Betty Tompkins. Betty Tompkins, Fuck Painting #54, 2016, Acrylique sur toile / Acrylic on canvas. 162,6 x 162,6 cm. Courtesy de l’artiste, P·P·O·W, New York et rodolphe janssen, Bruxelles © Betty Tompkins. Photo ©Marc Domage

À ses débuts, Betty Tompkins pratique un expressionisme gestuel post-abstrait. Très vite, elle utilise l’aérographe2 – elle renonce au pinceau dans les années soixante –, qui donne une précision hyperréaliste à ses œuvres. À la fin des années soixante, elle s’approprie, en la modifiant, l’image pornographique comme source d’inspiration. Ces images interdites à l’époque aux États-Unis, elle les trouve dans la collection personnelle de son mari d’alors. En 1969, elle entame la réalisation d’une série de peintures photo réalistes monumentales : les « Fuck Paintings », scènes de rapports hétérosexuels qu’elle découpe, recadre. L’acte de la pénétration en gros plan et en cinquante nuances de gris devient synonyme de liberté d’expression sexuelle. « À l’époque où j’ai emménagé à SoHo, j’ai été invitée à participer à une exposition à l’Espace Cardin à Paris : « A flash of US Avant-garde: Realism, New Realism, Photo Realism ». À ce moment, je n’avais participé qu’à deux expositions collectives à New York (…)3 », se souvient-elle. À Paris en 1973, elle est confrontée à la censure des douanes françaises qui saisissent les deux œuvres présentées au motif qu’elles violent la loi sur l’obscénité. Elle mettra plus d’un an pour les récupérer. Cette mésaventure lui inspire en 1974 la série des « Censored Grids », un ensemble de dessins figuratifs réalisés avec beaucoup de rigueur au crayon, reprenant la même iconographie, auxquels elle appose sur les parties les plus dénoncées le mot « censored » dessiné ou tamponné. À partir de 2013, dans un courriel ouvert à tous, elle demande des mots, des phrases qui désigneraient les femmes, faisant alors du langage un élément central de son œuvre. Les mots « salope », « pute »… Des phrases comme : « il est difficile de travailler avec elle », composent les « Women Words », moyen pour Tompkins de se réapproprier des locutions humiliantes et misogynes. Ils montrent où se situe véritablement la violence. Cette série marque l’introduction de la couleur dans son travail plastique.

Betty Tompkins, Cunt Painting #16, 2011. Acrylique sur toile / Acrylic on canvas, 137,2 x 106,7 cm. Courtesy de l’artiste, P·P·O·W, New York et rodolphe janssen, Bruxelles © Betty Tompkins. Photo ©Marc Domage

En mettant pour la première fois en regard les œuvres de Marylin Minter et de Betty Tompkins, le MO.CO expose deux pratiques esthétiques qui convergent sur la représentation des corps de femmes et l’iconographie sexuelle, tout en divergeant sur la manière d’y parvenir. Ainsi, à la subversion contestataire revendiquée de la seconde répond la non-frontalité de la première. La censure récemment subie par Tompkins sur un réseau social, qui juge ses images inappropriées, apparaît comme une mise en abime de ce qu’elle a vécu en 1973. Les pièces qu’elle produit alors montrent aussi les limites de certains discours féministes qui conduiront à son exclusion des cercles artistiques féministes de SoHo, en raison des sujets traités et surtout de l’origine de son matériau-source : des photographies pornographiques dont elle n’est pas l’auteure. « Un centre d’art n’est pas supposé accepter l’histoire de l’art comme un fait mais plutôt comme un flux », écrit Nicolas Bourriaud dans la préface du catalogue qui lui est consacré. En montrant cette double exposition monographique, l’institution montpelliéraine corrige l’histoire pour mieux l’équilibrer, la rendre juste et révèle un peu plus la misogynie structurelle du milieu artistique.


  1. Jennifer Higgie, « À fleur de peau : les baigneuses de Marylin Minter », Marylin Minter All Wet, catalogue de l’exposition monographique présentée au MO.CO Panacée à Montpellier du 26 juin au 5 septembre 2021, Paris, Jean Boîte Éditions, 2021.
  2. Le fonctionnement est à peu près identique à celui d’un pistolet à peinture pour carrossier.
  3. Cité dans Alison M.Gingeras, « Don’t fuck with Betty Tompkins » in Betty Tompkins Raw Material, catalogue de l’exposition monographique présentée au MO.CO Panacée à Montpellier du 26 juin au 5 septembre 2021, Paris, Jean Boîte Éditions, 2021.

Image en une : De gauche à droite : Marilyn Minter, Red Flare [Flamboiement rouge], 2018-2019. Courtesy de l’artiste, Salon 94, New York et Regen Projects, Los Angeles © Marilyn Minter / Marilyn Minter, Lilith, 2018-2021. Émail sur métal / Enamel on metal. 213,4 x 152,4 cm. Courtesy de l’artiste, Salon 94, New York et Regen Projects, Los Angeles © Marilyn Minter / Marilyn Minter, Nebulous [Nébuleuse], 2018. Émail sur métal / Enamel on metal. 152,4 x 228,6 cm. Courtesy de l’artiste, Salon 94, New York et Regen Projects, Los Angeles © Marilyn Minter. Photo ©Marc Domage


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