Autour de la résidence Espace-temps organisée par l’Atelier Hyph : Samira Ahmadi Ghotbi & Camille Lemonnier
Une résidence d’artiste par des artistes
À la suite du Château de Servières qui l’a créé en association avec le salon international Paréidolie, l’atelier Hyph participe à la Saison du dessin en concevant Espace-temps, une résidence artistique autour de ce médium. Pendant le mois d’octobre 2022, les Ateliers Jeanne Barret, association partenaire du projet et espace de travail mêlant bureaux et ateliers de production, ont accueilli Samira Ahmadi Ghotbi et Camille Lemonnier pour construire un moment d’expérimentation et de rencontres.
Une telle résidence, organisée par des artistes pour des artistes, apparaît comme salutaire dans le contexte politique, social et culturel actuel. Elle s’affirme comme un dispositif paradigmatique des espaces-temps dont la jeune création a besoin. Peu d’artistes vivent de la vente d’œuvres et la majorité doit occuper parallèlement un poste pour avoir des revenus réguliers ; certain·es font le choix de se consacrer totalement au travail d’artiste et aux contraintes financières et psychosociales que cela implique, ne bénéficiant pas de l’intermittence, allocation réservée aux professionnelles du spectacle, certes mince et menacée. Le dispositif de résidence pensé et proposé par Delphine Mogarra et Charlotte Morabin constitue alors un souffle, une respiration, dans un monde de l’art qui n’en accorde que rarement, les artistes étant soumis·es à un système ultra concurrentiel, à la quête effrénée de bourses et de résidences.
Au-delà d’une logique néolibérale et d’une gestion technocratique qu’impliquent les collectivités locales et territoriales et leurs obligations de rentabilité, il s’agit ici d’engager une réflexion sur un temps long et non d’exiger une productivité déshumanisante. Ici les étapes de la recherche se déploient et réflexion, expérimentation, discussion s’articulent et se déroulent : l’amorce d’un chantier n’est pas obligatoirement vouée à une conclusion et peut inaugurer les prémices d’une autre entreprise créatrice.
En organisant des rencontres avec des acteur·rices du champ de lʼart contemporain, des commissaires d’expositions, des directeur·rices de lieu culturel, des représentant·es élu·es, Delphine Mogarra et Charlotte Morabin ont créé un espace détaché, pour quelques semaines, des difficultés inhérentes aux conditions de travail des artistes, la précarité, la surcharge administrative, la solitude. Il s’agit d’élaborer un réseau de confiance, de se poser pour penser, expérimenter, complexifier des gestes, transformer une intuition en un savoir ou une compétence, générer une pratique organisant réflexion et technique : laisser place à l’imagination, dans ses potentialités créatrices, ses aller-retours dans les sensibilités individuelles et communes, les mémoires intimes et collectives.
En tant qu’artistes, les co-fondatrices de l’Atelier Hyph produisent des formes sociales : cette résidence apparaît ainsi comme un prolongement de leur pratique respective, liée aux espaces dialogiques et guidée par les notions d’empathie et de partage. Espace-temps serait, avec un peu d’imagination, puisqu’il n’est question que d’elle, une application incarnée d’un vade-mecum à l’usage de jeunes artistes qui explore le médium du dessin, ancrée dans des réalités matérielles, un contexte social spécifique à Marseille et, qui s’élabore comme une bulle de résistance à la rentabilité.
Façonner l’imagination et pister les traces
Camille Lemonnier propose une recherche autour du paysage comme une projection mémorielle ou rêvée, champ de tous les possibles et de toutes les désorientations. À l’origine de sa réflexion repose la volonté de recréer une sorte d’épiphanie liée à sa jeunesse, en imbriquant différents espaces : l’artiste a passé son enfance en Papouasie-Nouvelle-Guinée et a profondément été touchée par la beauté de ses paysages isolés, ses lignes, ses perspectives et l’enclave que constitue la Vallée de Suowi. Les esquisses élaborées pendant la résidence consistaient en des compositions fragmentaires de paysage que Camille Lemonnier venait hybrider, dans une volonté synesthésique de faire ressentir, entendre ou voir la cascade, idée originelle qui semble parcourir toute son œuvre. En associant des techniques et en superposant des éléments dessinés, photocopiés, gravés, confrontant jeux de transparence et aplats, l’artiste multiplie les textures qu’elle synthétise, par la suite, au sein d’une surface picturale aux traits de crayon apparents et aux dimensions architecturales voire scénographiques.
Si on y reconnaît dans les dessins des modules des Ateliers Jeanne Barret et des lignes de paysage, on identifie surtout la quête de l’artiste qui, si elle nous désoriente, métaphorise une anamnèse en constante évolution. Brume, roche et cascade agencent une mémoire tout en matières qui, dans certains des work-in-progress présentés, tend à l’abstraction et confère à une fragilité de l’étrange. La performance qui a eu lieu lors de la restitution de fin de résidence concède néanmoins un lâcher-prise dans la manière de l’artiste d’appréhender son sujet pour aller vers l’incarnation d’un brouillard aux volutes presque liquides : une cascade qui prendrait sa source dans l’installation en creux du lieu, créée grâce à de la glace carbonique.
La recherche de Samira Ahmadi Ghotbi s’articule autour d’une exploration de la mémoire individuelle, historique et culturelle. Cette perspective permet à l’artiste d’aborder souvenirs personnels et clichés, traces et résidus du passé, flashs et silences, selon de multiples médiums tels le dessin, la peinture, la vidéo, la performance ou l’écriture. Selon une réflexion sur la répétition des gestes, les variations que celle-ci induit, elle rejoue des motifs issus d’un imaginaire collectif afin de perturber les frontières entre espace intime et espace public.
C’est sur le versant plastique et technique de cette aspiration que l’artiste s’est concentrée pendant la résidence. D’une part, elle a travaillé avec des citrons secs, condiment iranien traditionnel : ceux-ci sont noircis avec du fusain pour ensuite être mis en contact avec la feuille et devenir un outil de création imprégnant la surface plane. Dès lors, l’empreinte des formes qui s’accumulent, toutes différentes, irrégulières et uniques, propres à leur nature organique, devient dessin. Les citrons noircis et les gants utilisés par l’artiste sont exposés et constituent les éléments d’une possible installation, que le format de la résidence permet de tester, d’éprouver, à travers les rencontres et les dialogues générés lors de la restitution. L’artiste travaille aussi un autre projet à partir d’un tampon encreur récupéré dans un marché, qui reprend un motif récurrent des papiers-peints traditionnels iraniens : l’oiseau et sa branche. L’on y retrouve le même jeu de répétition de l’empreinte jusqu’à saturation du support papier, consistant en un long rouleau. Ces deux chantiers invitent à réévaluer notre regard sur des éléments du quotidien ainsi que leur force créatrice : l’expressivité des traces et les marques de la main ou des objets en contact avec le médium matérialisent une histoire personnelle et une culture plus globale.
Plus fragiles, parfois plus précaires que des résidences créées par les institutions, les résidences organisées par les artistes eux-mêmes nécessitent un soutien durable et structuré pour fonctionner sur le long terme et offrir un espace riche et sécurisant. En cette période de crise sociale, le milieu de l’art contemporain a en effet besoin de lieux de coopération et de socialisation qui lient communauté de création et réflexion sur la mise en place de principes éthiques : des gestes et des micro-politiques qui invitent à penser l’art dans des dynamiques de dialogue, une ouverture sur le monde et ses enjeux actuels, qui refuseraient l’entre soi et l’élitisme. La résidence Espace-temps propose ainsi cette respiration nécessaire et vitale dans un système qui bouleverse toutes les strates de la société, selon une logique néfaste de démantèlement du service public.
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Head image : restitution de la résidence Espace-temps, 15 octobre 2022, Ateliers Jeanne Barret, Marseille. Crédit photo : Olfa Bouargoub
- Publié dans le numéro : 104
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