r e v i e w s

Au bonheur au CEAAC Strasbourg

par Andréanne Béguin

Commissaires : Alice Motard et Joël Riff
01.10.2022 – 26.02.2023

Des lampes, des assiettes, des balais, des verres en cristal, des vases : cela pourrait ressembler à un inventaire à la Prévert aux allures ménagères. Il s’agit en réalité des types de biens vendus par l’entreprise Neunreiter à la fin du XIXème siècle dans le bâtiment Art Nouveau qu’occupe actuellement le Centre européen d’actions artistiques contemporaines (CEAAC). De cette enveloppe architecturale déjà singulière, « Au Bonheur »fait surgir une charge historique déconcertante : celle d’un passé commercial atypique, annonçant déjà à l’époque les prémices du règne de l’objet de consommation. 

Le titre de l’exposition, emprunté au onzième volume des Rougon-Macquart de Zola, charrie avec lui un peu de cette frénésie consommatrice qui ne nous a plus quittés depuis. De « l’objet de commodité » à l’artefact, il ne manque plus que l’œuvre d’art pour brouiller les pistes de l’utilitaire, du décoratif, du sériel et de l’unique, et nous plonger dans le monde merveilleux de la vie des choses. Les lampes de Julie Béna, généralement utilisées comme des éléments de décor et d’interaction dans ses films et performances, ont remplacé la gamme de luminaires originellement vendus entre ces murs. Avec Accumulations, Françoise Saur dissimule, derrière l’amoncellement d’objets en porcelaine, en cristal ou en nacre, la puissance personnelle et émotionnelle de biens qui, aussi standards soit-il, ont un jour appartenu à quelqu’un – en l’occurrence, la mère de l’artiste. Par touches successives, chaque œuvre se propose comme une alternative aux objets de Neunreiter. Elles se glissent dans leurs contours, parfois dans leur fonction, et les augmentent toujours de détails porteurs de sens et de détournements symboliques. Bavardes, elles affirment leur autonomie et presque, même, leur humanité. 

Au Bonheur, vue d’exposition, CEAAC, 2022. © Crédit photo : E. Vialet

Certaines sont ouvertement anthropomorphes, comme The Light, the Glass and the Spider de Julie Béna, qui mélange lampe et desserte, et d’où jaillit une jambe métallique tendue comme pour une passe de tango, ou encore Drippy Mouth 1 et 2,où se dessine une bouche. D’autres encore sont costumes, ou carrément corps. Les Lamp-Girls de Marianne Marić, suspendues dans l’espace d’exposition comme des assemblages d’abat-jours, sont activées par des jeunes femmes lors de performances. Malicieuses et provoquantes, ces sculptures-performatives subvertissent le mythe de la femme-objet, inversant les rôles et les pouvoirs d’intimidation. La double clique, studio de design fondé en 2018 par Thomas Roger et Trystan Zigmann, propose enfin des objets réalisés avec des moules hydrosolubles en BVOH (Butenediol Vinyl Alcohol Co-polymer) dont les formes mi-organiques mi-utilitaires bouclent la boucle de l’hybridité et du mélange des genres. 

L’exposition ne se contente toutefois pas de transposer et de réinterpréter le contenu des ventes du magasin. Elle s’inspire également de son agencement spatial – en articulant une vitrine, une avant-boutique et une partie réserve ; de son fonctionnement – les commissaires devenant chef·fes de rayons ; mais également de son essence même de lieu transactionnel. Avec la complicité de potiers et potières de la région alsacienne et sur le modèle du « Moly Shop » de la résidence d’artistes Moly-Sabata à Sablons, sont vendues des céramiques et des poteries, tout à la fois œuvres et utilitaires, qui dispersent l’exposition jusque dans les foyers des acquéreur·euse·s. 

Ce déplacement physique des objets vers des ailleurs domestiques reflète la dimension éminemment intime que l’on attache aux choses, et en particulier à ces productions extérieures que l’on invite à peupler notre intérieur pour y vivre à nos côtés. L’exposition fait la part belle à cette collusion intérieur/extérieur qui se joue discrètement autour des objets. L’intervention in situ de Flora Moscovici est ainsi riche d’allers-retours successifs entre l’intérieur du centre d’art, sa façade, ou, encore, sa décoration intérieure, par des bâches peintes créées pour un chantier antérieur au ministère de la Culture. À partir d’une palette de couleurs extraites des colonnes, des parois et du sol du lieu mais aussi d’éléments de son environnement extérieur, l’artiste a, d’une part, recouvert la devanture d’un camouflage chatoyant, qui, sans la masquer, en révèle les irrégularités. À partir d’un revêtement peint préexistant, d’autre part, elle est venue tapisser les éléments de mobilier de l’espace comme ses bancs ou encore les livrets d’exposition. La peinture devient utilitaire : elle se lit, elle emballe, elle se marche. L’exposition traite le lieu avec une intelligence fine et précise, non pas comme un simple réceptacle des formes d’art, mais bien comme une véritable matière qui accueille, soutient, prolonge et fusionne avec les œuvres. Estelle Deschamp joue par exemple avec l’identité Art Nouveau du CEAAC en créant autour de ses colonnes un édifice architectural fait de rebuts et de chutes de chantier. Des étais industriels sont surmontés d’une frise, qui décline des matières brutes, travaillées avec minutie et virtuosité selon des savoir-faire artisanaux. De son côté, Nicholas Vargelis a hacké le système électrique du centre d’art en y ajoutant ses ampoules peintes à filament, qu’il a dispersées dans l’espace, et en laissant le centre de contrôle lumineux et ses interrupteurs à la portée de tous et toutes. 

Au Bonheur, vue d’exposition (de haut en bas : Nicholas Vargelis, F for Fake or 20th Century Light, 2022 / Estelle Deschamp, =III.Entablement.III=, 2022), CEAAC, 2022. © Crédit photo  : E. Vialet

Si l’espace épaule les œuvres, celles-ci créent aussi entre elles un réseau d’entraide et d’échange. Les résonances ne sont plus seulement formelles ou thématiques, mais résolument physiques. De la même manière, leur humanité ne tient pas qu’à leur anthropomorphisme mais aussi à cette forme de solidarité qui s’opère entre les éléments. Le banc en bois de Walter Gürtler permet ainsi de s’asseoir pour contempler les photographies de Françoise Saur ; un morceau de la bâche peinte de Flora Moscovici accueille le panneau électrique de Nicholas Vargelis, dont les jeux de lumière éclairent et subliment les œuvres qui l’entourent. De la fraternité des œuvres à leur magie, il n’y a qu’un pas, que franchit allégrement Alexandra Midal. À partir d’une recherche sur la secte des Shakers, elle présente Heaven is a State of Mind et Shake, Shake, Shakers, deux films et une série d’objets utilitaires, comme un rocking-chair ou des balais plats. Ceux-ci forment d’abord au mur une sorte de marguerite tourbillonnante, avant de sembler avoir été propulsés par une force centrifuge sur le mur adjacent en un éparpillement cabalistique. 

Avec « Au Bonheur », à la croisée des histoires, des chemins, des usages, des symboles, l’objet n’est plus traité comme un accessoire, mais comme une entité autonome. Véritable compagnon de route, il dispose de son agentivité propre dans la révolution par le bonheur de nos modes de vie prônée par William Morris. 

1 Cité Polychrome 
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Head Image : Flora MoscoviciGrands Magasins, Dekorationsmalerei, peinture in situ pour l’exposition Au Bonheur, acrylique, CEAAC, 2022. © Crédit photo : E. Vialet 


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