r e v i e w s

Arnaud Vasseux, Continuum, murmure

par Marie Cantos

Domaine de Kerguéhennec, du 17 mars au 2 juin 2013

« Plus tard, les signes, certains signes. Les signes me disent quelque chose. J’en ferais bien, mais un signe, c’est aussi un signal d’arrêt. Or en ce temps je garde un autre désir, un par-dessus tous les autres. Je voudrais un continuum. Un continuum comme un murmure, qui ne finit pas, semblable à la vie, qui est ce qui nous continue, plus important que toute qualité. Impossible de dessiner comme si ce continuum n’existait pas. C’est lui qu’il faut rendre. Echecs. Echecs. Essais. Echecs. » [1]

À l’origine d’un geste, d’une œuvre, d’un accrochage, il y a souvent, pour Arnaud Vasseux, un motif. « Au sens de ce qui met en mouvement », précise-t-il : « une image, un objet, un phénomène » [2]. Ici, ce sont ces lignes, tirées d’Emergences. Résurgences d’Henri Michaux, où l’on entend résonner quelques-unes des préoccupations du sculpteur : l’importance du faire, la prévalence de l’expérimentation, le rapport à l’espace et au temps (ainsi que leur propre rapport d’interdépendance) et puis quelque chose de plus ténu quoiqu’essentiel, quelque chose qui se joue comme un drame à bas bruit. Ça craque, ça s’écroule, mais en sourdine. Continuum, murmure.

Au Domaine de Kerguéhennec, Arnaud Vasseux présente un ensemble de pièces récentes (2010-2013) [3] qui rend compte de la surprenante variété de formes qu’il peut obtenir, par différents procédés d’empreinte ou de moulage, de matériaux choisis pour leur propension à agir et à réagir (plâtre, résine, etc.). Les trois espaces en enfilade des écuries séquencent l’accrochage en trois temps,sans rompre le continuum, correspondant à trois temporalités différentes à l’œuvre dans les pièces. Le visiteur saisit alors à quel point la sculpture d’Arnaud Vasseux tient du photographique : où il est question d’image, d’impression, de positif et de négatif, parfois même de l’instant décisif – ainsi que celui d’avant et celui d’après –, et toujours de réactions physiques, chimiques, de durée, de révélation, de fixation, d’exposition.

La première salle est celle du temps de l’exposition. S’y déploient quatre sculptures issues de la famille des Cassables, toujours réalisés sur place, l’espace étant alors recouvert de protections qui le transforment temporairement. Après avoir déterminé une contreforme ensuite retirée (ici, des plaques de mélaminé de dimension standard), Arnaud Vasseux projette à la tyrolienne (cet outil qui sert à crépir les maisons) une fine couche de plâtre armée d’un filet synthétique. Sans cette armature des plus souples, la sculpture s’écroulerait dans l’heure ; elle n’en demeure pas moins fragile. Indéplaçables, les Cassables ne survivront pas à l’exposition. Plus encore, tout accident (fissure, rupture, etc.) devient un état potentiel de l’œuvre. Au sol, le visiteur peut d’ailleurs distinguer le discret marquage par lequel l’artiste anticipe le périmètre de la chute. Et la chute advient : un changement de température soudain, une circulation d’air dans l’espace, et le matériau « bouge ». Aux quatre directions que pointent les Cassables s’ajoutent alors quatre postures [4] de la sculpture – debout, couchée, repliée, effondrée – comme quatre stases dans le mouvement, quatre stations dans le parcours du visiteur [5].

La seconde salle est celle des durées prolongées qui se matérialisent à travers d’énigmatiques relevés. En coulant de la résine à même la vitre, Arnaud Vasseux a prélevé l’empreinte de la verrière de l’ancien potager du Domaine de Kerguéhennec recouverte de lichens et rendu au visiteur la vision qu’il en eut, par en-dessous, lorsqu’il découvrit les lieux. En coulant du plâtre sur la table de travail de Gabriele Chiari, artiste invitée à exposer au même endroit deux ans plus tôt, il a prélevé l’empreinte du Débordement de l’aquarelle. Face à ces œuvres bidimensionnelles, deux sculptures dont Sans titre (2013), dix-neuf morceaux de verre brisé formant un carré au sol. Le visiteur averti reconnaîtra dans l’agglomérat de petits cailloux blancs des pellets cuits à une température bien moindre que celle requise pour fabriquer du verre. En étouffant le processus, il l’a étiré et a créé un matériau instable, fragile, qu’il a expédié intact vers le lieu d’exposition où il est arrivé brisé. Et chaque nouvelle expédition verra le nombre de morceaux augmenter.

La troisième et dernière salle est celle de l’instantanéité. Arnaud Vasseux y confronte sur des tables deux séries de pièces nées de réactions immédiates : les Résines craquées et les Plâtres photographiques. Les premières sont obtenues en introduisant dans le moulage en élastomère d’un ballon d’enfant une ou plusieurs briques (en terre ou en plâtre) ainsi qu’une résine liquide qui, n’étant pas faite pour être utilisée en coulée, va surchauffer ; les secondes, en coulant dans une bulle de verre irrégulière un plâtre liquide coloré qui, sous l’effet de sa poussée, la fera éclater en moins d’une heure [6].

Extrêmement construite, l’exposition « Continuum, murmure » transpose dans l’accrochage ce qui fait la force du travail d’Arnaud Vasseux : une justesse ; une science des écarts, des vides et des retraits comme révélateurs des formes ; l’équilibre (précaire) entre la « prise » des matériaux et le « lâcher-prise » de l’artiste. Et parce qu’il atteint la « ressemblance par contact » [7] sans contact [8], l’artiste matérialise l’interstice entre le geste et l’intention, le moule et la forme qui s’y love, l’objet et la contreforme qui le libère. Et « crève » en sculpture « la peau des choses » [9].

  1. Henri Michaux, Emergences. Résurgences. Genève, Skira, Les Sentiers de la création, 1972, p. 13.
  2. Dans un entretien avec Philippe Cyroulnik (2006).
  3. Dont celles réalisées en début d’année dans le cadre d’une résidence au Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques) à Marseille.
  4. L’anthropomorphisme est d’autant plus troublant qu’il ne se rapporte pas à la forme de la sculpture ou, alors, à la manière des formes minimales creuses évoquées par Michael Fried dans La Place du spectateur (1980).
  5. Hautement chorégraphiques, les Cassables ont inspiré nombre de collaborations avec des danseurs.
  6. Arrivées au terme du processus d’élaboration elles ne présentent donc plus de verre dans leur composition.
  7. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact, Paris, Les Editions de Minuit, Paradoxe, 2008.
  8. Les manipulations d’Arnaud Vasseux le maintiennent paradoxalement à distance de l’objet formé : le plâtre projeté des Cassables peut bien évoquer le dripping de Jackson Pollock ou le plomb fondu de Richard Serra, il n’en est pas moins appliqué par le biais d’un outil.
  9. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit (1964), Paris, Gallimard, Folio essai, 2002, p. 69. L’expression « la peau des choses » est évidemment empruntée à Henri Michaux (Aventures de lignes, 1954).

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