r e v i e w s

Archipel

par Vanessa Morisset

Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel

Musée d’arts de Nantes, 17.07—18.10.2020

Autre regard porté sur l’art du XXe siècle, plus classique mais aussi plus facilement saisissable, l’exposition du Musée d’arts de Nantes rassemble une sélection d’œuvres appartenant à Jean-Jacques Lebel, artiste incontournable pour les liens qu’il a établis entre trois, voire quatre générations de peintres, sculpteurs, performeurs, écrivains — étant lui-même tout cela à la fois puis organisateur de festivals, activiste en mai 68 et, faut-il le rappeler, introducteur en France de la pratique du happening à peine inventée aux États-Unis.

Il est vrai, une première exposition avait eu lieu à la Maison Rouge en 2009, et celle du Musée de Nantes lui fait suite, avec toutefois une approche moins centrée sur la personnalité de l’artiste et la subjectivité de ses goûts que sur l’histoire de l’art que trace sa traversée du XXe siècle et dont témoignent les œuvres acquises souvent par échanges amicaux : une histoire vécue selon les circonstances et les rencontres qui tantôt croise celle, officielle, des livres, avec notamment l’ami intime de la famille, Marcel Duchamp, et tantôt reste une histoire de l’art non écrite mais bien réelle, où figurent des artistes femmes pour beaucoup restées dans l’ombre, l’artiste surréaliste Toyen, puis, plus tard, Denise A. Aubertin, Camilla Adami, Carmen Calvo… Parmi les œuvres de Jean-Jacques Lebel se trouvent en effet de nombreuses pièces d’artistEs. Et les deux commissaires de l’exposition, Cécile Bargues et Katell Jaffrès, insistent sur ce point en consacrant notamment à Isabelle Waldberg une salle, lui dédiant pour une fois autant d’espace qu’à Marcel Duchamp. Une de ses sculptures, une construction abstraite en tiges de buis de 1943 intitulée Grande Piccucule, exprime avec délicatesse un rapport direct de l’art à la nature, bien avant l’apparition de l’Arte Povera. L’exposition donne alors envie d’oublier ce qu’on a appris de l’art du XXe siècle — les grandes figures, les grands mouvements[1]—, pour le redécouvrir dans une version plus vivante.

Dans le patio du musée, des œuvres (et aussi des objets) sont accrochées sur un grand échafaudage carré qui offre un premier regard, une introduction. Les commissaires ont choisi d’y montrer tout simplement la récurrence du motif de la figure humaine, par le biais de tableaux de Victor Brauner, Erró ou Camilla Adami. Puis, dans une alternance de salles thématiques et monographiques tout autour, sont présentés des moments, des étapes, des figures marquantes dans la formation puis dans la pratique de l’artiste.

Une première salle est consacrée à dada et au surréalisme (Lebel a fréquenté Breton), mais c’est un surréalisme bien moins orthodoxe que celui que l’on connaît par cœur. Un portrait de Guillaume Apollinaire revenant blessé de la guerre, réalisé en 1916 par Irène Lagut (dont Apollinaire avait organisé une exposition) est à la fois drôle et touchant, peint dans un style naïf qui n’a rien à envier à celui du Douanier Rousseau ou de Foujita. On voudrait bien voir ce portrait en couverture des éditions du poète pour remplacer la sempiternelle reproduction de celui peint en ombre chinoise par De Chirico.

Dans les salles qui suivent, l’une d’elles est consacrée à Antonin Artaud qui a beaucoup inspiré Lebel par la multiplicité de ses activités — écriture, dessin, cinéma comme acteur et réalisateur — et l’a aussi convaincu de la violence des traitements psychiatriques que dénonceront, entre autres, Deleuze et Guattari que Lebel a également bien connus.

Une autre salle, thématique, se focalise sur les œuvres érotiques de la collection, avec des dessins très drôles de Picabia, des peintures surprenantes de Georg Grosz, le film Meat Joy de Carolee Schneemann, en somme des artistes que l’on n’aurait pas songé à exposer ensemble mais qui sont rapprochés là du fait de la vie singulière d’un artiste voyageur, cultivé et parfaitement introduit dans le milieu. Une histoire de l’art improbable mais bien réelle s’élabore sous nos yeux.

Plus loin encore, une autre salle traite, forcément, du happening et, à travers les œuvres présentées, évoque les artistes avec qui Lebel a collaboré. S’y trouvent bien sûr une œuvre d’Allan Kaprow, une installation composée de chemises excentriques et de lunettes de soleil qui, autrefois, ont servi à des actions (le titre étant Help Yourself, il est dommage de ne plus pouvoir les utiliser pour se déguiser dans l’exposition), une autre de Filliou, un pavé de manif soigneusement rangé dans une petite boîte en bois (Optimist Box), et aussi quelques pièces rares de Yoko Ono, par exemple une sculpture dont le titre décrit l’usage : Croix (Quand le soleil frappe le miroir faites un vœu) de 1990. Formellement minimale, une croix de bois portant en son centre un disque en miroir est investie d’une signification spirituelle à activer. Enfin, après les deux salles monographiques évoquées plus haut et consacrées à Isabelle Waldberg et à l’inévitable Marcel Duchamp dont Lebel possède l’un des Porte-bouteilles d’époque, la fin de l’exposition est une sorte de conclusion, ou de mini-exposition dans l’exposition, rassemblant des artistes de différentes générations qui travaillent avec l’écriture ou, inversement, des écrivains qui dessinent. Une petite peinture de Kupka accompagnée d’un commentaire, statement sur sa conception de l’art écrit de sa main en 1931, est l’une des merveilles de l’exposition. À peine plus loin, l’accrochage trace une généalogie rapprochant un dessin de Raoul Hausmann, deux petites œuvres d’Arnaud-Labelle Rojoux et une autre de John Giorno. C’est là un bel îlot de cet archipel qui résume les personnalités que Lebel met en présence. Et on ne peut quitter les lieux sans découvrir la dernière œuvre du parcours : l’un des volumes du Journal impubliable, séjour au centre du soleil de Denise A. Aubertin de 2003, journal intime grand format confectionné à partir d’une édition du quotidien Le Monde et divers collages et écritures ajoutés où interfèrent des taches de café, salissures, traces de vie, comme des tentatives de réappropriation d’événements qui nous échappent.


[1] Remarque proférée en connaissance de cause, puisque j’ai rédigé pendant de nombreuses années des documents pédagogiques pour un célèbre musée national d’art moderne.

Image en une : Vue de l’exposition Archipel. Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel. © Musée d’arts de Nantes – C. Clos