r e v i e w s

Anthony Cudahy au Musée des beaux-arts de Dole 

par Guillaume Lasserre

Conversation
Jusqu’au 10 septembre 2023

« La transformation et la dégradation auxquelles une image est soumise à travers la reproduction crée un langage en soi, avec ses codes et ses signifiants. Ça peut être tout autant la pixellisation d’une image répétée à l’infini sur Internet que l’ombre portée d’un flash photographique transposée dans une peinture. », explique le peintre américain Anthony Cudahy qui inscrit dans la banalité de la vie quotidienne ses mythologies personnelles modelées dans des compositions figuratives. « Quand je m’approprie une image et la traduis en peinture, c’est à la fois une reprise et une interprétation. La peinture est un nouveau maillon dans cette chaîne, une autre couche dans l’histoire d’une image. La traduction résulte de mon esprit excité par l’image ; la peinture est un enregistrement de pensées ». Cudahy s’inspire de photographies familiales, d’images cinématographiques et de références à l’histoire de l’art mais aussi d’archives queer et d’iconographie gay, pour tisser des récits où la fiction se mêle à la réalité, puisant les sentiments de solitude, d’isolement et de désir dans les moments intimes de l’expérience humaine. Son répertoire explore ainsi les registres du romantisme et de l’intime. Né en 1989 à Fort Meyers, en Floride, Anthony Cudahy fait ses études à New York, au Pratt Institute tout d’abord où il obtient sa licence en 2011 puis à Hunter College d’où il est diplômé en 2020. Il vit et travaille à Brooklyn.

Anthony Cudahy, Self-portrait after Hockney ’83, 2021 Huile sur toile / Oil on canvas, 122×91 cm/48×36 inches © Image A. Mole. Courtesy Semiose, Paris

Pour l’exposition que lui consacre actuellement le musée des beaux-arts de Dole, la première dans une institution française, l’artiste a choisi de mettre en regard ses œuvres avec celles de la collection muséale dans laquelle l’art contemporain a toujours été présent. Celle-ci, composée essentiellement de peintures ainsi que d’un ensemble photographique, entretient un rapport constant à l’image, rapport qui est également très présent dans le travail de Cudahy. Intitulée « Conversation », l’exposition crée un véritable dialogue avec les pièces de la collection que l’artiste va puiser dans les réserves, préférant spontanément aux chefs-d’œuvre du musée – de Simon Vouet à Gustave Courbet – des œuvres graphiques anonymes rarement ou jamais exposées jusque-là. Car il choisit presque exclusivement des peintures, même si une porte du XVIème siècle, seule pièce mobilière rescapée du Parlement de Franche-Comté alors installé à Dole, fait figure de point de départ d’un parcours à deux voix imaginé entre ses propres toiles et celles du musée, réunies par analogie, association et même par tendresse. Présentée à l’intérieur, elle incarne un seuil, un passage, l’accès à ce parcours fantasmé dont la moitié des toiles – trente-trois sur soixante-et-une –, réalisées spécifiquement pour l’exposition, s’inspirent directement de celles de la collection jurassienne, à l’image d’une petite peinture reprenant le lion servant de motif à la porte. L’artiste aborde les œuvres avec la violence dont elles sont chargées. Certaines sont des conversations à part entière comme « Conversation I » où l’entrée dans le cadre de l’un des protagonistes relève d’un effet très cinématographique. Dans « Rest (past) » (2021), il s’inspire de la tapisserie de Bayeux et fait figurer sur la pelouse, juste devant les deux amants enlacés dans leur sommeil, des Ouroboros, représentations de dragons se mordant la queue, symboles très anciens dont on retrouve la trace dans différentes cultures sur tous les continents, démontrant ainsi sa bonne connaissance de l’art ancien et de ses maîtres avec qui il entre aussi en dialogue à l’image d’un tableau faisant référence au peintre primitif flamand Jérôme Bosch (v. 1450-1516). Juste à côté, une salle est dédiée à la magie et au surnaturel. Fasciné par une « scène de sabbat » du XVIIème siècle dans la collection, il en reprend le squelette qui porte le sacrifié et l’associe à un tournesol dans « Death flower (diptyque/ diptych) ». il s’inspire d’un autoportrait du peintre britannique David Hockney pour son « Self-portrait after Hockney ’83 » (2021), dans lequel il reprend, à l’arrière-plan, accroché au mur de l’atelier en haut à droite « Conversation I », tandis que dans les tableaux d’un artiste au travail intitulés « The photographer » I, II et III (2018-2022), il représente son compagnon, le photographe américain Ian Lewandowski, que l’on retrouve aussi dans plusieurs scènes intimes. La dernière salle est consacrée à une seule pièce, un polyptyque qui peut être compris comme la combinaison d’une allégorie et d’une synthèse de l’exposition, allégorie qui se lit du bas vers le haut. La peinture la plus basse présente un homme allongé devant un mur de plantes mortes et un niveau, instrument qui sert à vérifier l’horizontalité, formant curieusement une diagonale qui s’élève entre ses jambes. Au-dessus, constituant le tableau principal, trois personnages dans la force de l’âge, deux hommes et une femme, sont allongés sur l’herbe au milieu de la nature, dans un abandon, une certaine plénitude terrestre. Tout au fond, au bout de la ligne de fuite, une jeune femme portant un bouquet est appuyée contre un arbre. Le troisième niveau est vertical, un homme barbu qui tient une sorte de corde traverse le tableau, établissant un lien avec la collection en référence au lignage. Enfin, la lune vient couronner cette première expérimentation du polyptyque par l’artiste. 

Anthony Cudahy ne cherche pas à percer les mystères des tableaux orphelins du Musée des beaux-arts de Dole. L’artiste n’est pas historien. La conversation qu’il engage est de l’ordre du sensible. En sortant ces œuvres de l’oubli, il les réintègre dans un récit historique, de la même façon qu’il sort des marges les minorités invisibles lorsqu’il s’intéresse aux archives de la communauté gay new-yorkaise des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. L’artiste recharge d’affects les images qu’il transforme. « Au-delà, c’est surtout le tissu temporel qui semble principalement en jeu dans ses œuvres : le temps de la figuration et le temps figuré » explique Marc Donnadieu à propos du travail de l’artiste. À la fois temporelle et universelle, son œuvre place la figure humaine au centre même dans les rares tableaux d’où celle-ci est absente, qu’il s’agisse de l’atelier du peintre où elle est figurée sur les peintures elles-mêmes mais aussi dans le geste de la représentation, tout comme dans les quelques scènes figurant des animaux. Le trait délicat du pinceau cherche l’individualisation dans les visages plutôt que dans les corps qui, comme l’environnement dans lequel ils s’inscrivent, sont brossés en grands aplats. De cette peinture très construite, parfois un peu trop parfaite dans sa conceptualisation, émerge l’expression d’un souffle, la fulgurance de la vie.

Anthony Cudahy, Conversation I, 2021, Huile sur toile / Oil on canvas, 122 × 91 cm / 48 × 36 inches Signée, datée et titrée au dos / Signed, dated and titled on the reverse

1 Sean Santiago, « Artist Anthony Cudahy Talks Paint & Pixels », Cakeboy magazine, Mai 2016.
2 Marc Donnadieu, « Un matin de peinture », texte accompagnant l’exposition personnelle d’Anthony Cudahy The moon sets a knife, Semiose, du 22 mai au 3 juillet 2021. 

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Head image : Anthony Cudahy, Rest (past), 2021, Huile sur toile / Oil on canvas, 122×122 cm/48×48 inches
© Image A. Mole. Courtesy Semiose, Paris