r e v i e w s

Aires de Jeux, contre-emplacement à Micro-Onde (Vélizy-Villacoublay), Aire de Jeux, la police ou les corsaires à Quartier (Quimper)

par Rozenn Canevet

Les aires de jeux. Le sujet est passionnant. De fait, si l’art et le jeu ont toujours entretenu des relations sensiblement ténues et prolifiques, si leur signification dans la société a largement été analysée à travers le prisme des sciences humaines – des noms tels que Schiller, Huizinga, Caillois, Winnicott, Freud, Jung, Deligny, Marin, Debord ou encore Fröbel agiront ici immédiatement comme curseurs –, nul auparavant ne s’en était vraiment sérieusement emparé comme objets et sujets de propositions artistiques. Certes, artistes, designers et architectes ont produit sur le sujet, parfois même en grande quantité – que l’on pense aux quelques sept cents aires de jeux conçues par Aldo Van Eyck entre 1947 et 1978, aux cinq Sculptures-jeux de Pierre Székely réalisées entre 1958 et 1967, au Big Stone Game de Enzo Mari érigé en 1968, aux projets « d’aires de jeux comme paysages sculpturaux » de l’artiste et designer Isamu Noguchi –, mais souvent de manière isolée.

Le projet Aires de jeux, loin de tomber dans le panneau du format ludico-partici-patif, pose avec une grande acuité les conditions d’examens critiques de ces espaces faits pour des enfants mais par des adultes. L’appareil d’analyses prend la forme d’hypothèses théoriques regroupées dans une anthologie, confortées ou invalidées par deux expositions successives dont les sous-titres indiquent l’orientation du propos, définitivement foucaldien. À Micro Onde, sous la balançoire périlleuse de Carsten Höller, les aires de jeux se

Florence Doléac, Ballooon, 2009, filet de pêche, balles gonflables, tapis, Eamon O'Kane, Une histoire de jeu, 2010, installation murale

Florence Doléac, Ballooon, 2009, filet de pêche, balles gonflables, tapis, Eamon O’Kane, Une histoire de jeu, 2010, installation murale

conçoivent comme « contre-emplacements » : quid de l’objet aire de jeux une fois migré dans les espaces d’exposition, de sa fonction, de son statut, de sa représentation, de l’expérience qu’il induit ? Les toboggans cramés au chalumeau d’Anita Molinero côtoient le Pneu de Simon Nicaise, détournement sculptural d’un parcours de dressage canin. Ce changement d’échelle qui contraint le corps et les matériaux pour mieux les contrôler se retrouve dans la peinture murale de Jochen Gerner dont le parcours semble se poursuivre au sol sur le tapis de jeu Line de Komagata, et dans la sculpture pédago-constructiviste Tatlina de Karina Bisch, qui se fait socle d’une performance gymnaste pour l’occasion. On trouve déjà des éléments qui annoncent ce qui se développera au Quartier, telles les héliogravures de Morris de la série In the Realm of the Carceral réalisée en 1979 en réaction à la lecture de Surveiller et punir, une documentation de l’intervention de Heimo Zobernig en 2004 dans le quartier d’Innsbruck, des recherches menées par les pionniers du genre Enzo Mari et Bruno Munari. Dans le centre d’art quimpérois, l’aire de jeux « la police ou les corsaires » – sous-titre donné en référence à la dernière phrase du texte de Foucault Des espaces autres –, est pensée comme espace paradoxal, à la fois zone de surveillance et de liberté, lieu d’apprentissage et d’expérimentation, comme en témoigne le poétique opéra-vidéo Alloy de Virginie Yassef, mais aussi d’autonomie et de règles collectives soulignées par le travail graphique des injonctions sécuritaires de Corin Sworn et son collectif. Si la nature ambigüe des happenings d’Allan Kaprow reste peu évoquée, le travail d’archives Homo Ludens de Anne Frémy, trop rare, et celui de relecture historique des mouvements pédagogiques par l’artiste irlandais Eamon O’Kane – de même que son pendant scénographique rejouant le vocabulaire formel moderniste de Mondrian, Le Corbusier, des Eames ou encore de Frank Lloyd Wright –, s’avèrent particulièrement précieux et jouissifs. En ce sens, l’expérience menée par Palle Nielsen, centrale dans l’exposition, est paradigmatique des enjeux abordés : du 30 septembre au 20 octobre 1968, cet artiste

Karina Bisch, Tatlina, 2010

Karina Bisch, Tatlina, 2010

proposa au Moderna Museet de Stockhölm Le Modèle– Modèle pour une société qualitative qui n’est autre qu’une radicale transformation de l’espace muséal en une immense aire de jeux, métaphore de l’expérience artistique contenant déjà les germes des courants à venir dans l’histoire de l’art : la critique de l’institution, la dimension participative ou encore l’activisme artistique. Par delà sa teneur politique qui prônait l’aire de jeux comme une réinvention permanente par son sujet, dégagée de tout didactisme, Palle Nielsen écrivait alors : « peut-être les enfants nous diront-ils tant de choses sur leur monde que cela deviendra aussi un modèle pour nous. Nous l’espérons. » Aujourd’hui, reste-t-il encore aux corsaires l’espoir d’échapper à la police ?

Aires de jeux, contre-emplacements * à Micro Onde – Centre d’art contemporain de l’Onde, Vélizy-Villacoublay, du 11 avril au 4 juillet 2010

Aires de jeux, la police ou les corsaires ** à Quartier – Centre d’art contemporain, Quimper, du 3 juillet au 24 octobre 2010

* Avec Karina Bisch, Florence Doléac, Jochen Gerner, Carsten Höller, Katsumi Komagata, Enzo Mari, Anita Molinero, Simon Nicaise, Seth Price, Corin Sworn, Pierre Székely, Adrien Vescovi et Heimo Zobernig.Commissaires : Sophie Auger et Vincent Romagny.

** Avec Florence Doléac, Anne Fremy, Guy Ben-Ner, Liam Gillick, Allan Kaprow, Mike Kelley, Gintaras Makarevicius, Enzo Mari, Robert Morris, Palle Nielsen, Eamon O’Kane, Corin Sworn, Pierre Székely et Virginie Yassef. Commissaires : Keren Detton et Vincent Romagny.

Publication Anthologie, Aires de jeux d’artistes, Vincent Romagny (dir.), coédition Micro Onde, Le Quartier, Infolio, 2010.