r e v i e w s

Les 40 ans du Frac Ile-de-France

par Guillaume Lasserre

Gunaikeîon – 40 ans du Frac Ile-de-France
Les Réserves et Fondation Fiminco, Komunuma
15 septembre – 16 décembre 2023

Pour célébrer ses quarante ans, le Frac Île-de-France investit ses réserves situées sur le site de Komunuma, le quartier culturel de Romainville, ainsi que la Chaufferie de la Fondation Fiminco voisine, avec pour ambition de repenser son histoire contenue dans la constitution de sa collection, tout en étant résolument tourné vers des futurs communs et désirables. Pour ce faire, Céline Poulin, la directrice de l’institution francilienne, invite quatre commissaires à imaginer un récit sur la question de la narration, à partir des œuvres du Frac mises en regard avec d’autres, chaque proposition étant composée pour moitié de pièces extérieures, soit autant de futurs désirables. Les quatre propositions sont regroupées sous l’intitulé « Gunaikeîon », terme désignant l’appartement des femmes dans une maison de la Grèce et de la Rome antiques, disposé à l’écart pour éviter tout contact avec la rue. L’exposition subvertit le gynécée en s’en emparant pour ouvrir au contraire l’espace des réserves, bâtiment habituellement dédié à la conservation, à son environnement immédiat et au-delà, procédant à un décloisonnement et une déhiérarchisation des espaces et des pratiques chers à Céline Poulin. Sortir des réserves pour se confronter au monde : l’exposition propose une relecture de la collection à l’aune des grands questionnements qui traversent la société contemporaine. Ainsi, cinq chapitres se déploient et se répondent en se dédoublant sur les deux lieux. Ils sont autant de points d’ancrage dans notre présent.

Vue de l’exposition 40 ans du Frac ! Gunaikeîon, Frac Île-de-France, Les Réserves & Fondation
Fiminco, Romainville, 2023, premier plan : Shimabuku, Encounter between an Octopus and a Pigeon
© Martin Argyroglo

Jade Barget envisage les éléments comme des médias et des infrastructures, et étudie l’imagination environnementale. Au rez-de-chaussée des réserves du Frac, elle développe un projet média-climatique qui compose le chapitre intitulé « Sérum radiance », sélectionnant des œuvres en rapport avec la construction et l’étude d’écosystèmes qu’elle met en dialogue avec des pièces d’artistes invités plongées dans des atmosphères d’une possible toxicité. Dans « Pitch black dry sack » de l’artiste américaine A. K. Burns, une main tient un bidon désespérément vide. Le manque d’eau entraine désormais des feux de forêt endémiques. Le bras, fixé dans une tige métallique, se termine sur un morceau de bois devenu charbon. Le carbone résiduel est nécessaire au nettoyage des eaux polluées car il favorise une nouvelle croissance. Elle est associée à l’œuvre de Cally Spooner dans laquelle des danseurs reprennent des natures mortes jouées uniquement avec la respiration. La scénographie est constituée à partir de l’œuvre « Extra-Muros » (2007) de Didier Trénet, module construit pour l’accrochage d’autres pièces. Juste au-dessus, une lampe grésille. Elle laisse deviner par transparence la présence de fausses grenouilles de cinéma. Fiction d’humanité disparue, la vidéo de Rina Cho & Nozomu Matsumoto montre une nature postapocalyptique complètement esthétisée accompagnée d’une musique douce et envoutante.

Elsa Vettier s’intéresse aussi à la toxicité mais à l’échelle humaine. Le chapitre « Ascendant idéal » qu’elle propose – ascendant étant compris ici comme l’influence d’une personne sur une autre –, cohabite avec le précédent dans le même espace du rez-de-chaussée. Il témoigne de conversations à sens unique, ratées, de face à face tendus, d’une communication qui ne passe plus. Deux œuvres illustrent parfaitement la proposition : « ETSINOUSDISCUTIONS », tableau écrit de Sylvie Fanchon où les lettres rouges viennent barrer un fond noir, et, comme s’il lui apposait une fin de non-recevoir, « Sorry you are not on the list », poster d’Éva Barto où la phrase écrite en noir se perd dans l’immensité de la feuille blanche. Entre les deux, entre l’invitation et le refus, se tient l’ensemble du chapitre.  L’impressionnante collection de parfums bon marché – moins de cinq euros – de Fabienne Audéoud s’expose sur un présentoir en verre à deux niveaux, littéralement en vitrine du Frac, rappelant celle des parfumeries ou des grands magasins. Les flacons prennent la forme approximative de ceux de l’industrie du luxe, surtout. Surtout, ils se nomment « mature », « maniac » ou « predator » ou encore « femelle », « chatte » ou « chastity ». L’artiste les classe selon les thèmes qu’ils engagent. On se demande bien ce que projettent les créateurs de ces « parfums de pauvres », titre de la série, sur les personnes qui les achètent. Photos, vidéo et dessin de Shimabuku illustrant la rencontre manquée entre un poulpe et un pigeon, laissent transparaitre un rapport aux animaux assez violent qui témoigne d’une relation très humain-normée. À la fondation Fiminco où est présenté le tableau de Sylvie Fanchon, le portrait de Natalie Portman, acheté sur internet à la fin des années quatre-vingt-dix par Richard Prince, le maitre de l’appropriation, présente une dédicace de l’actrice à l’artiste dont tout porte à croire que ce dernier en est l’auteur. Tandis que la vidéo « Primitive tales (Mother, daughter) » d’Atiéna R. Kifa laisse les protagonistes quasi immobiles, le film étant tout autant un tableau.

Eve Gabriel Chabanon, We Don’t Talk We Write, 2020
Œuvre en 3 dimensions, installation audiovisuelle. Chêne, grès, écran led 149,5 x 219 x 12 cm
Collection Frac Île-de-France © droits réservés

Inspiré du roman de science-fiction afrofuturiste « L’aube » d’Octavia E. Butler, le chapitre « Apprendre et s’enfuir » a été imaginé par Daisy Lambert. Le roman décrit un monde postapocalyptique où seuls quelques humains ont survécu, sauvés par une espèce extraterrestre qui leur veut du bien mais, en même temps, qui les tient en captivité, un monde d’après, plein d’espoir et de renouveau, redéfinissant les liens inter-espèces. Daisy Lambert met celui-ci en regard de notre monde, celui du crépuscule traversé par de multiples crises qui le rendent progressivement inhabitable. Elle imagine cette fin du monde autour de l’œuvre « Glissement de terrain » (2020) de Stéphanie Brossard qui réagit en temps réel aux tremblements de terre se produisant sur la planète. Une table en métal recouverte de terre tremble à chaque séisme d’une magnitude minimale de 3 sur l’échelle de Richter. Depuis plusieurs décennies, les sismologues constatent de nouveaux séismes induits par les activités humaines. Les tremblements sont assez nombreux chaque jour pour remodeler le paysage que dessine le sable sur la table. À côté, les tableaux d’Inès Di Folco s’inspirent de la mythologie de l’Atlantique noir, tandis que « The end », œuvre photographique de Victor Burgin offre une vue panoramique sur une zone désaffectée new-yorkaise, témoin d’une ère industrielle désormais révolue. Le monde de l’aube, du renouveau, celui que nous ne connaitrons pas, est représenté au rez-de-chaussée de la Fondation Fiminco, par les dessins de Nygel Panasco issus de deux séries, l’une en noir et blanc, l’autre en couleur, dans lesquelles la notion d’éveil occupe une place centrale, ou les métafemmes de l’artiste Azzeazy qui s’échangent des regards complices, dialoguant avec une tête de cire (1999) de Philippe Poupet, cinq « bulles projectives » de Lana Duval, et d’étonnantes estampes (1979) de Fred Deux représentant d’étranges personnages très élancés.

Le tableau « Énigme 17 » (1995) de Jacques Monory, conservé dans la collection du Frac Ile-de-France, est le point de départ du chapitre « Mes mensonges sont aussi les vôtres » que Camille Martin, assumant pleinement sa subjectivité, a construit comme une enquête policière. Les œuvres exposées ici sont comprises comme autant d’indices permettant à chaque visiteur de mener sa propre enquête afin de proposer une résolution de l’énigme. Tout comme le polar, elles se jouent du réel et de l’illusion du réel. Le caractère figuratif des peintures et la fausse objectivité photographique encouragent l’invention d’un récit propre à chaque imaginaire. Camille Martin choisit de présenter des œuvres de jeunes artistes à l’image des photographies de Safouane Ben Slama ou des minuscules tableaux de Sophie Varin qui ponctuent l’exposition sur les deux sites, qu’elle met en regard avec des œuvres du Frac allant de 1972 à 2012, dont certaines appartiennent au mouvement de la Figuration narrative auquel était rattaché Jacques Monory.

Le premier étage des réserves du Frac était occupé par la proposition de Céline Poulin, le chapitre intitulé « Joue ou perds ». Il a laissé la place à l’exposition des lauréats de FoRTE #5 (Fonds Régional pour les Talents Émergents de la Région Ile-de-France) et réinvestira l’espace début janvier sous une forme participative puisque les visiteurs sont invités à voter pour sélectionner trois œuvres parmi celles présentées à la Chaufferie qu’ils souhaitent voir réexposées. Créer du commun pour organiser un « vivre-ensemble » passe donc par des pratiques de cocréation, participatives ou collaboratives. Inventer ensemble en combinant « la place et le statut de chaque personne, les récits individuels et collectifs, les processus d’échanges, de don et contre-dons » précise Céline Poulin.  Le chapitre se poursuit à l’étage de la Chaufferie, à la Fondation Fiminco où l’image d’une fanfare climatique capturée par Bruno Serralongue dialogue avec un film d’Éric Baudelaire et une installation de Shimabuku où quelques boites d’élastiques déposées sur une plateforme de bois elle-même placée sur le sol composent une activité simple et ludique dont le titre, « Passing through the rubber band », vaut consigne de jeu.

En proposant à quatre jeunes commissaires de s’approprier la collection du Frac Île-de-France pour raconter avec leur propre sensibilité d’autres histoires, nouvelles, en phase avec les préoccupations qui traversent notre monde, en les confrontant, notamment, à d’autres œuvres d’artistes issus de la jeune génération, Céline Poulin en permet l’actualisation, la « présentise ». Car si la plupart des œuvres ont été créées dans un cadre précis, exprimant une parole spécifique de l’artiste, elles sont ici décontextualisées pour mieux être réemployées, et ainsi servir à construire de nouveaux récits contemporains. Pour ses quarante ans, le Frac Île-de-France s’ouvre au monde depuis ses réserves et résonne comme  la promesse de futurs communs et désirables.

Vue de l’exposition 40 ans du Frac ! Gunaikeîon, Frac Île-de-France, Les Réserves & Fondation
Fiminco, Romainville, 2023 © Martin Argyroglo

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Head image : Vue de l’exposition 40 ans du Frac ! Gunaikeîon, Frac Île-de-France, Les Réserves & Fondation Fiminco, Romainville, 2023, premier plan : P.Staff, Eat Clean Ass Only (Hologram) © Martin Argyroglo