Mondes nouveaux

par Patrice Joly

« Mondes nouveaux » est un dispositif initié par le ministère de la Culture en 2021 pour venir en aide aux artistes via l’octroi de financements pour des projets destinés avant tout à investir le patrimoine (sites naturels autant que monuments historiques). Ses premières productions, livrées au cours de l’été 2022, sont principalement des manifestations légères qui ont pris la forme d’interventions éphémères sur des sites naturels : pointe du Raz, littoral normand, château d’If, mais aussi sur des sites de monuments historiques. En ce qui concerne les autres projets, plus lourds à monter car nécessitant une logistique et des temps de réalisation plus conséquents (films, productions littéraires, œuvres complexes), ils devraient voir le jour dans le courant de l’année prochaine et nous permettre de nous faire une idée globale de cette entreprise pharaonique qui n’a retenu rien moins que 264 projets…

Quel paysage les projets de « Mondes nouveaux » vont-ils dessiner ? C’est là une des interrogations que Claire Moulène pointe dans un article publié dans Libération le 16 juin dernier. Comme le rappelle la journaliste, « Mondes nouveaux » a été lancé alors qu’un autre projet d’envergure, plus ancien, recevait l’agrément du ministère de la culture : celui des « Nouveaux commanditaires », un projet aux antipodes de « Mondes nouveaux ». Lorsque ce dernier apparaît comme étant un tantinet parachuté, les projets des « Nouveaux commanditaires », en revanche, sont le fruit de dialogues prolongés avec les différentes parties en présence. Surtout, ils émanent du désir de résidents d’un territoire, du moins de personnes en lien étroit avec celui concerné, auxquels ils permettent de participer à l’élaboration et de s’impliquer dans la logique d’une commande passée à des artistes. Un des reproches que l’on peut faire aux projets de « Mondes nouveaux » est l’absence de liens forts qu’ils entretiennent avec les populations locales. Un des effets collatéraux de cette absence d’ancrage local est la difficulté pour les lauréats de trouver des structures d’accueil permettant de les accompagner sur la mise en œuvre. La question se fait particulièrement sentir pour des propositions à vocation éphémère comme peuvent l’être des performances, installations, concerts, ou autres interventions sur des sites « naturels », dénuées de toute logistique d’accueil a priori. Le problème est le même lorsqu’il s’agit de sites n’étant pas forcément adaptés à l’accueil de propositions d’ampleur, comme le sont nombre de projets de « Mondes nouveaux ». 

Par ricochet, ce sont des questions non moins fondamentales, que soulève le dispositif « Mondes nouveaux » : un projet doit-il forcément se soumettre à une logique « citoyenne », qui prenne en compte les désirs des autochtones ? Doit-il s’affranchir d’une quelconque dimension vertueuse et/ou participative, et laisser la place à la plus grande latitude, quitte à être perçu comme un projet hors-sol ? Des projets comme celui de Cyprien Gaillard par exemple risquent d’hérisser les crinières d’artistes qui peinent à réunir les fonds nécessaires à la réalisation des leurs… Est-il vraiment nécessaire de mobiliser un Canadair pour puiser l’eau des bassins de Versailles afin d’éteindre un feu on ne sait où… ? À l’heure des méga-feux et de l’appel à la sobriété, le projet apparaît comme une extravagance légèrement déplacée.

Mais que l’on se rassure : il ressort d’un rapide survol de cette longue liste de projets que la plupart d’entre eux sont largement dévolus aux préoccupations citoyennes, écologiques, paysagères, aux questions liées à la conservation et à la mise en lumière du patrimoine, industriel, littoral, montagnard et, bien sûr, à celui des châteaux et autres monuments classés. De même, dans un tout autre registre, beaucoup s’attachent largement aux questions liées à la langue, aux cultures locales, aux problématiques d’ordre décolonial, comme le montrent de nombreux projets en Martinique, Guadeloupe, Réunion, Guyane, qui font preuve d’une attention particulière à la situation des territoires éloignés de la métropole, régulièrement victimes de crises de tous ordres. Les projets qui s’y déploient mettent souvent l’accent sur les singularités et difficultés de ces espaces.

Pour la plupart, les projets « Mondes nouveaux »sont même particulièrement vertueux, faisant la part belle aux propositions « non volatiles » qui trouvent leur origine dans une longue fréquentation avec les habitants des quartiers ou de proximité. D’autres encore mettent en œuvre des participations croisées avec les nombreux acteurs locaux, à l’instar du projet d’Erwan Mahéo, qui tente de redonner « voix » à une ancienne « sirène » – nom donné à ces constructions littorales abritant une corne de brume et que l’avancée des technologies numériques a rendu obsolètes. Ce projet d’installation ouverte fait largement appel à la mémoire belliloise du sauvetage et de la prévention des accidents en mer, de même qu’il participe de la remise en état d’une architecture emblématique des phares et balises du littoral breton (focus à venir). Les exemples sont nombreux qui font œuvre de restitution ou de remise en vigueur de projets singuliers : Théo Audoire revient sur l’histoire d’une aventure industrielle qui a fait pschitt, l’aérotrain, dans une volonté de réinvestir un récit désormais enfoui, celui de la flamboyance industrielle de la France des années 1970 (focus à venir). Les projets d’Élise Molinard, Antoine Gouachon, Giacomo Monari, qui se proposent de revisiter, en tant que designers, une construction typique de la Corse, les pagliaghju, abris de berger construits avec des pierres sèches, sont aussi l’occasion d’explorer des traditions ancestrales tout en renouvelant le lien avec un territoire – la Corse – où le paysage est relativement épargné. D’une manière générale, les projets qui lient patrimoine – qu’il soit industriel ou simplement architectural –, mémoire et leur revisitation/résurgence via des designs renouvelés, sont légion. 

Théo Audoire. Jouet du Japon, 1970

Sans compter les multiples propositions ayant pour décor la côte, profitant de l’exceptionnelle richesse en ce domaine des rivages français, de la Corse à la Normandie, en passant par la Bretagne, particulièrement investie, à l’instar du projet de Hoël Duret sur la pointe du Raz, en mode bivouac, version Mad Max revisité (focus à venir).

La très grande diversité des formes et l’accent mis sur la transdisciplinarité sont deux des aspects saillants de « Mondes nouveaux ». On est agréablement surpris d’y voir autant de voix données à la littérature et à la poésie (focus à venir Laura Vasquez et Laurent Derobert), ou encore à la danse, qui y occupe une place de premier plan (cf focus à venir Qudus Onikeku). Mais les questions « culturelles » n’ont pas non plus été ignorées : Ernest Breleur et Stéphanie Brossard insistent sur la prééminence de la langue pour envisager les conséquences de la pandémie et de la mondialisation sur le vivant : en se basant sur les textes de Patrick Chamoiseau et d’Édouard Glissant, ils en promeuvent une approche totalement renouvelée pour aborder des problématiques que l’on pensait réservées aux scientifiques (focus à venir). 

Laura Vazquez, Réunion de certains éléments de la vie, lecture au château d’If, Marseille, 24 septembre 2022, crédit photo Anysia Troin-Guis.
Qudus Onikeku / The Qdance company, OUI DE LA DANSE. Afiche. Photo : The Qdance company

Les inclassables et les nouvelles préoccupations des jeunes artistes occupent, eux aussi, une position centrale : le projet de Léa Brudier, par exemple, fait montre d’une nouvelle attention pour l’odorat, sens généralement laissé de côté dans un univers artistique quasi exclusivement dédié à la vue et à l’ouïe. On note par ailleurs une grande attention portée à la science-fiction et aux nouveaux horizons de la pensée, qu’un projet comme celui de Lucas Monjo aborde avec la fraîcheur et l’enthousiasme d’une jeune génération plus décomplexée quant aux questions de genre. Sa revisitation de l’anecdote biblique relative à une supposée préférence homosexuelle des deux figures mythologiques David et Jonathan, sur fond d’invasion d’aliens est tout simplement jubilatoire (focus à venir). 

Lucas Monjo, David & Jonathan. Extrait du film.

Dans un tout autre registre, « Mondes nouveaux »est également le lieu et l’occasion pour développer les projets les plus fous, mais pas forcément les plus dépensiers. Celui de Giraud et Siboni, qui consiste en l’achat d’un terrain au beau milieu du plateau des Millevaches pour y déployer une œuvre collective de très longue durée (1000 ans !) réunissant artistes, scientifiques, musiciens poètes, botanistes, etc., n’est rien moins que la résurgence d’une ancienne idée que l’on croyait morte à jamais et qui se nomme tout simplement « utopie » (focus à venir).

Images préparatoires pour le tournage de The Feral (Epoch 1). © Fabien Giraud & Raphaël Siboni, 2022

Pour rebondir sur l’interrogation du début sur le paysage que dessinera le dispositif « Mondes nouveaux », il est incontestable qu’il tente de dresser une sorte d’état des lieux de la création contemporaine, pour qui, plus que jamais, la notion de plasticité, dans ce qu’elle peut signifier de souplesse et de porosité entre disciplines, prend tout son sens. Un des traits remarquables de « Mondes nouveaux » est la place donnée aux jeunes artistes, aux figures inconnues, qui apportent une fraîcheur incontestable au paysage artistique contemporain. Cependant, alors que les centres d’art et le monde associatif rencontrent de nombreuses difficultés pour maintenir leurs activités dans des conditions décentes, l’afflux soudain de liquidités pour des projets décidés dans l’urgence ne manque pas de susciter quelques crispations. Certes, les quelques 30 millions d’euros dédiés aux projets « Mondes nouveaux » font partie des dispositifs de relance post Covid-19 et ont été attribués dans l’objectif de soutenir des artistes qui se sont retrouvés dans des situations dramatiques à cause de la pandémie. Par certains côtés, « Mondes nouveaux » représente une espèce d’utopie créative et imaginative qui permet à toutes sortes d’initiatives transdisciplinaires d’exister, un rêve de curateur qui brusquement disposerait de toutes les possibilités et de tous les moyens pour mener à bien les projets les plus fous comme les plus vertueux… 

Image mise en avant : Erwan Maheo, la Sirène, Belle-Île.


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