Kristina Solomoukha

par Patrice Joly

Kristina Solomoukha est arrivée en France en 1989 à l’âge de 17 ans. Elle a vécu sous les deux régimes, pour le moins différents, de l’URSS, celui du Brejnévisme et celui de la perestroïka. De celle-ci, elle conserve le souvenir d’une époque bénie, parce que tout devenait possible, tout se libérait : la parole, les voyages, la pratique artistique… Depuis 2003, elle mène de front une carrière d’enseignante à l’École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne (EESAB) de Rennes, ainsi que dans de nombreux autres sites comme l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD), à Paris, ou la HEAD, à Genève. Si elle ne se considère pas comme une artiste « ukrainienne » – ayant quitté son pays d’enfance depuis la fin de ses études secondaires pour poursuivre sa formation aux Beaux-Arts de Paris –, elle n’en demeure pas moins foncièrement attachée à son pays natal. Elle s’ingénie ainsi à le faire découvrir à ses étudiants par d’autres canaux que ceux des médias occidentaux – insuffisamment précis et par trop manichéens selon elle – et leur propose plutôt d’aller découvrir par leurs propres yeux la réalité de cet ex-bout d’empire, qui souhaite farouchement s’émanciper de son ancien « tuteur ». Aujourd’hui, du fait de la violente irruption de l’armée russe sur le territoire ukrainien, cet attachement prend la forme d’un engagement plus caractérisé, notamment par la recherche de solutions de repli pour les artistes désirant quitter un pays livré à la violence des bombardements russes ou par le biais d’aides diverses pour ceux n’ayant pu ou ne souhaitant pas le quitter.

Tu as décidé de t’impliquer complètement dans le soutien aux artistes ukrainiens qui sont restés en Ukraine, en quoi consiste cette aide ?  

En tant qu’artiste, je suis en contact avec des organismes culturels et un grand nombre de professionnel·le·s de l’art. Par ailleurs, j’enseigne à l’EnsAD à Paris, et à l’EESAB de Rennes. Depuis 2014[1], j’ai réalisé régulièrement des workshops où se rassemblaient à la fois des étudiant·e·s rennais·e·s et des étudiant·e·s de la SVC – School of Visual Communication à Kyiv. Cela a eu pour effet bénéfique de créer des liens forts avec les enseignant·e·s et les jeunes artistes issu·e·s de ces institutions. Dès les premiers jours de l’intensification de la guerre en Ukraine, j’ai contacté les un·e·s et les autres pour recueillir les attentes et besoins concrets des personnes et des structures artistiques ukrainiennes. Pas à pas, nous avons pu commencer à réfléchir aux actions que nous pourrions mettre en place, principalement en mettant en relation des structures ukrainiennes et françaises de façon à coordonner le soutien et la venue d’étudiant.e·s et de jeunes artistes en France. 

À une autre échelle, j’ai proposé aux étudiant·e·s français·e·s de créer des pages via les réseaux sociaux, pour prendre contact et échanger avec leurs homologues ukrainien·ne·s. C’est un bon moyen de comprendre l’impact de la guerre sur leur situation et de les soutenir. Ce mode d’échange de personne à personne permet de mieux saisir le drame qui se déroule en reliant des visages et des paroles concrètes aux événements.

Parallèlement à cela, je continue à initier des projets artistiques. En avril, la Maison Européenne de la Photographie, le Centre National des Arts Plastiques et la Ville de Paris s’associent pour une rencontre avec les photographes et artistes d’Ukraine autour du festival Odesa Photo Days. Cette rencontre accueillera Kateryna Radchenko, qui dirige le festival. Le principe de l’événement sera de donner la parole à la scène ukrainienne – en particulier aux photographes que les circonstances ont transformé·e·s en photographes de guerre – et de présenter une démarche de mise en visibilité des artistes d’Ukraine présent·e·s dans les collections publiques en France.

Yan Bachynski, Self-portrait as a vulva, 2020

Nous travaillons également sur une exposition avec des jeunes artistes issu·e·s de la scène queer ukrainienne qui aura lieu à La maison de l’ours[2]. Elle s’articulera autour de la notion du corps politique et montrera les différentes formes de résistance, tout en introduisant un air de fête, de dérision et de gaieté face à la mort.

Peux-tu nous parler de la situation des artistes ukrainiens d’avant là (les) guerre(s) de Poutine ? Est-ce que la proximité avec la Russie et la menace larvée d’une invasion – qui plane depuis un moment sur la population et qui s’est concrétisée à partir de 2014 – ont influencé la production des artistes ukrainiens ?

Je pense qu’il faut arrêter de dire que ce sont les « guerres de Poutine ». En Ukraine, depuis 2014, la Russie mène une guerre largement soutenue par la population russe. C’est une guerre qui donne à voir deux visions du monde qui s’opposent – celle d’un pays qui essaye, avec beaucoup de difficulté, de construire une démocratie, face à la vision empiriste et coloniale d’un autre pays.

J’ai grandi en URSS et j’avais la sensation que le politique était présent dans la vie de tous les jours, jusque dans le quotidien le plus intime. Je crois que cette politisation à outrance via la propagande de l’époque a fini par produire des réactions. Vivre dans un milieu politisé construit une proximité, un rapport naturel et familier aux questions politiques. Cela induit leur présence « naturelle » dans toutes les sphères de la vie, y compris l’art – qui s’est souvent emparé de ces questions, parfois avec beaucoup de dérision. Bien que la situation ait beaucoup changé depuis l’indépendance du pays, je crois que l’art continue d’être à la fois un lieu, un outil d’expression et de lutte.

Ta position semble être totalement en désaccord avec celle de nombreux commentateurs de la presse et des médias, qui voient plutôt le peuple russe comme la victime d’un système quasi totalitaire[3], au mieux (ou au pire) comme un peuple soumis, mais il est rare qu’on le voie comme un complice des exactions de Poutine – du moins dans sa totalité. Peux-tu préciser ta position à ce sujet ?

En 2014 et à une époque où l’accès à l’information en Russie n’était pas un problème, la majeure partie du pays a soutenu et continué de soutenir l’annexion de la Crimée et le début de la guerre à l’est de l’Ukraine. Certains membres de ma famille, né·e·s en Ukraine, et vivant en Russie depuis des années, ne veulent pas entendre ni voir ce qui se passe. Ce n’est pas un manque d’informations : il s’agit là d’une forme de déni et/ou d’un choix délibéré.

Actuellement, les soldats russes bombardent des villes, pillent et tuent la population civile, violent les femmes sur le sol ukrainien. De quel genre de soumission du peuple russe parle-t-on ici ? Je crois qu’il ne faut pas se tromper de victimes. Évidemment, il y a des personnes en désaccord avec le gouvernement russe, bien heureusement. Mais dire « guerre de Poutine » c’est tenter d’effacer la complicité, non seulement de la majeure partie de la population russe, mais aussi de celle des gouvernements, des entreprises et des personnes en Europe qui ont permis ce qui est en train de se passer.

Alina Smutko
Kyiv, 2022

Y a-t-il un sentiment de colonialisme culturel de l’ex-régime soviétique, une domination de la culture russe contre laquelle les artistes ukrainiens se seraient particulièrement opposés depuis Maïdan ?

Dans la propagande soviétique, la Russie était toujours représentée comme le grand frère vis-à-vis des autres peuples de l’Union Soviétique, comme le sage initiateur de cette union fraternelle. La langue russe était considérée comme la langue de la civilisation, la littérature et l’ensemble de la culture russes étaient largement promus, au détriment des autres langues et cultures des peuples qui constituaient l’URSS.

Après la révolution de Maïdan, j’ai constaté un éloignement culturel franc qui passait notamment par la reconsidération de la langue – beaucoup d’Ukrainien·ne·s russophones ont commencé à parler ukrainien – et cela à tous les niveaux sociaux de la population, de la tranche la plus populaire à la plus « cultivée » et chez des personnes de tous âges.

Tu travaillais jusqu’à ces derniers temps à la production d’un documentaire sur un artiste de la scène queer ukrainienne. Comment imagines-tu de poursuivre ce travail dans ce climat de tension ?

Parallèlement à l’exposition qui aura lieu à La maison de l’ours, et qui abordera les questions du corps politique – soulevées notamment par la guerre –, je travaille en collaboration avec le vidéaste Julien Loustau sur un projet de film documentaire. Il s’agit d’un portrait de Jan Bačynsjkyj, un jeune artiste ukrainien dont le travail interroge précisément ces questions. Jan n’est pas actuellement en Ukraine et il va bientôt résider à Paris pour quelques mois.

Maintenant, il s’agit d’imaginer comment construire le récit de ce documentaire alors que l’avenir est totalement incertain. À titre d’exemple, nous ne savons pas si nous pourrons aller filmer en Ukraine.

Nous travaillons avec cette incertitude et le documentaire reflètera très certainement ce temps, cette histoire en construction. Nous réfléchissons actuellement à un dispositif cinématographique qui rendrait compte de cette période de doute, de la confusion des perspectives à l’issue de la guerre. Nous réfléchissons à une manière de transmettre comment l’action de résistance, ici et là-bas, se réalise, se travaille et se construit au cœur de l’instabilité de l’Histoire. Et comment et avec quel courage la communauté queer, déjà en résistance sur de nombreux fronts, continue à projeter, à créer et à défendre une Ukraine future.

De manière générale, quelle serait, à ton avis, la meilleure manière de venir en aide aux artistes ukrainiens – autant pour ceux qui restent en Ukraine, que pour ceux qui souhaitent venir dans les pays de l’ouest, comme en France ? Comment, à ton sens, développer les filières ? Quelles sont tes préconisations ? As-tu d’ores et déjà des pistes ?

Il est difficile de penser à une aide efficace alors que les gens sont en train de mourir sous les bombes. Néanmoins nous pouvons donner la parole aux artistes, à ceux et celles qui ont pu partir, à ceux et celles qui sont resté·e·s. Il n’est pas certain que les un·e·s et les autres aient la possibilité de faire de l’art actuellement, mais nous pouvons construire des liens.

Je crois aussi qu’il est important d’introduire de la complexité dans notre compréhension de l’histoire commune entre l’Ukraine et la Russie. Observer de près cette complexité permettra de bien distinguer et démêler les statuts de victime et d’agresseur et de comprendre les priorités d’actions à mettre en place pour soulager les victimes. C’est un positionnement qu’il faut s’autoriser, sinon, à mon sens, on rate le coche.

Alina Smutko, The Hybrid Deportation, 2018
Azan. Partie occupée de la Crimée. Des enfants écoutent
l’appel à la prière dans un village près de Simferopol. .

Dans une vidéo diffusée lors de la soirée consacrée à l’Ukraine qui a eu lieu au Centre Georges Pompidou le 9 mars 2022[4], à la question « What do you want to make visible at this moment ? » (« Que souhaitez-vous rendre visible en ce moment ? »), Alevtina Kakhidze s’adresse à nous et aux institutions en demandant la décolonisation des collections d’art. Cette artiste fait entre autres référence à l’amalgame entre l’art dénommé « art soviétique », qu’en Occident nous avons la tendance (par commodité ?) d’appeler « art russe ». Un art qui, en effet, après la fin de l’URSS est « devenu » russe, qu’il ait été produit par des artistes lituaniens, géorgiens, biélorusses ou ukrainiens, etc. Je pense que, pour comprendre la guerre qui se déroule en Ukraine actuellement depuis 2014 ou celle que la Russie a mené en Géorgie en 2008, il est nécessaire de se pencher sur l’histoire de l’empire soviétique, parce que les mécanismes qui sont à l’œuvre sont ancrés dans l’imaginaire collectif d’une nation qui se voit comme dominante.

Il s’agit de décoloniser notre vision pour comprendre comment, depuis des siècles, se construit l’histoire d’une domination d’une nation sur d’autres, et il ne s’agit pas uniquement d’un conflit entre la Russie et l’Ukraine.

NDR : cette interview a été réalisée dans la semaine du 21 au 25 mars, en plein développement de la guerre contre l’Ukraine, que Poutine persiste à appeler une « opération spéciale ». Nous ne pouvons effectivement anticiper la situation du conflit à la date de sortie du numéro, qui doit intervenir aux alentours du 10 avril, compte tenu de l’évolution extrêmement rapide de ce conflit, même si en cette semaine, l’armée russe donnait des signes d’enlisements.


[1] 2013-2014 : la révolution de Maïdan.

[2] La maison de l’ours est un lieu d’expositions et d’événements d’art contemporain autogéré. Il se trouve à Montmartre au 1, rue d’Orchampt dans le 18ème arrondissement de Paris.

[3] Françoise Daucé : « Comment la « zone grise » a recouvert la Russie », AOC du 24 mars 2022

[4] « En solidarité avec l’Ukraine / Assemblée exceptionnelle », Centre Georges Pompidou, le 9 mars 2022, initié par trois collectifs : Beyond the post-soviet, Initiative for Practices and Visions of Radical Care et La maison de l’ours.

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Image en une : Alexander Halishchuk, 2022, Since February 24th, Pigment liner on paper, 21 x 29,7 cm


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