Une Moraine d’objets

par Laure Jaumouillé

Commissaire : Yannick Langlois

Palais des Beaux-Arts, Paris (ENSBA), 14.04-16.05.2021

L’exposition « Une Moraine d’objets » est conçue par Yannick Langlois, artiste et commissaire, récemment diplômé du programme doctoral SACRe. Sur une invitation de Marie-José Burki, professeure, cheffe d’atelier et ancienne responsable du troisième cycle à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, Yannick Langlois relève le défi de présenter, dans un même espace, les œuvres de trois jeunes artistes développant chacun une pratique singulière : Jean-Charles Bureau, Florentine Charon et Victoire Thierrée. Ces derniers viennent d’achever un post-diplôme à l’ENSBA, qui a pris la forme d’une résidence de dix-huit mois entre 2019 et 2020. En tant qu’artiste, Yannick Langlois se contente d’introduire dans l’espace une seule de ses œuvres. L’une des caractéristiques majeures de l’exposition est d’établir un dialogue entre les pratiques des artistes précités et une sélection d’objets et d’images provenant des collections de l’école des Beaux-Arts de Paris. Très vite, Yannick Langlois renonce à trouver un dénominateur commun à ces trois artistes et, même, à déceler un thème quelconque qui pourrait les rassembler, préférant mettre en œuvre une certaine méthode. Il s’agirait d’aborder cette hétérogénéité au travers d’un fil rouge que seraient les bustes des collections des Beaux-Arts d’une part et une série de cyanotypes sur lesquels je reviendrai plus loin, de l’autre. Chacune de ces sculptures, dont le visage est absent, renvoie à une émotion particulière : la « tristesse », la « fierté », le « défi », l’« inquiétude », ou encore le « calme majestueux ». On y observe la réminiscence des concours de la tête d’expression, à savoir des exercices académiques remontant à l’Académie royale de peinture et de sculpture, qui furent renouvelés à la Restauration par l’Académie des Beaux-Arts et perdurèrent jusqu’en 1968. Ces états émotionnels – qu’il s’agit dès lors d’imaginer –se propagent dans l’exposition en en soulignant les vides, les creux, les interstices. Et ces expressions physionomiques d’apparaître comme autant de chimères venues peupler les espaces vacants.

En introduction à l’exposition, Yannick Langlois fait référence à The Drought, de J.G. Ballard, publié en 1964. Ce roman d’anticipation nous fait découvrir un monde frappé par une sècheresse cataclysmique. Ransom, protagoniste et témoin de cet univers au bord de l’extinction, accumule des artefacts : la « moraine d’objets » qui donne son titre à l’exposition. Parmi ces objets, dont il s’agit de garder la mémoire, apparaît la reproduction d’un tableau d’Yves Tanguy, Jour de lenteur (1937), dépeignant un paysage désertique1. Le mot « moraine » est un terme géologique, qui désigne l’état intermédiaire entre le glacier et la terre : un état de transition, de seuil, qui définit à cet endroit précis différentes strates temporelles et spatiales. En ce sens, l’exposition elle-même est alors à concevoir comme une « moraine », à savoir l’association de différents espaces intermédiaires, de différentes strates, laissant au spectateur la liberté d’exercer un regard spéculatif sur les objets et les vides qui les entourent. Chacune des œuvres et chacun des documents présentés en son sein inclut un espace transitionnel, un vide, formant, dans leur ensemble, une véritable « moraine d’objets ». C’est au cœur de ces strates qu’une songerie s’esquisse, qu’une forme de divagation vient s’emparer du spectateur.

Basé à Marseille, Jean-Charles Bureau est à la fois peintre et apiculteur. Au sein de l’exposition, il présente un ensemble de peintures conceptuelles réalisées durant sa résidence aux Beaux-Arts de Paris. Cette série de toiles prend la forme de tubes, tandis que l’artiste accroche certaines de ses œuvres de manière perpendiculaire au mur. Dénommée L’art est un animal sauvage, cet ensemble fut initialement montré en extérieur, à l’oppidum de Saint Blaise en 2020. Produisant une expérience tant physique que mentale, ces œuvres font l’éloge du silence et de la disparition. Avec Étude pour courant d’air (2018), Florentine Charon, quant à elle, met en scène une série de plaques jaunes et rectangulaires. De dimensions variables, ces éléments forment un ensemble appelé à se reconfigurer constamment en fonction de l’espace qui les accueille. L’artiste considère ses pièces, séparées par le vide, comme une réponse aux bustes d’expression dont les visages sont absents. Victoire Thierrée, enfin, fait usage de matériaux utilisés en aérospatiale, dénommés « tissages céramique ». Extrêmement résistants à la chaleur, ces derniers sont produits exclusivement par l’entreprise Safran. L’artiste parvient à récupérer des chutes de ce tissu pour les transformer en œuvres d’art. Deux gestes définissent la réalisation de cette série d’œuvres : l’artiste accroche d’abord une chute au mur, à la manière d’un tableau. Elle tire ensuite sur certains fils de ce tissage pour produire des Black Tails, soit des queues ou des nattes qu’elle suspend en hauteur.

Artiste et commissaire d’exposition, Yannick Langlois dissémine dans l’exposition des gestes ambigus et marquants. Il introduit notamment des cyanotypes – produits à partir d’esquisses de Romeyn de Hooghe – auxquels il confère le statut de documents. Réalisés à partir des archives des collections des Beaux-arts de Paris, ces derniers forment, avec les bustes, une « ligne » ou, encore, une exposition dans l’exposition. Chacun de ces cyanotypes fait référence à une étape de la Genèse et entre ainsi en contraste avec le récit apocalyptique de Ballard. On observe, de manière chronologique, le chaos, la séparation de l’ombre et de la lumière, la création de la Terre, celle des plantes et, enfin, des animaux. On comprend dès lors qu’il est impossible d’appréhender la fin du monde sans évoquer son commencement. En écho à la notion de « moraine », le mur de droite à l’entrée de l’exposition est partiellement poncé, révélant les « strates » des expositions passées. En outre, celui marquant l’entrée dans l’espace est peint de la même couleur que le dernier mur de l’exposition, formant un jeu de rappel. Enfin, la cimaise principale, qui fait face au spectateur lorsqu’il entre, est recouverte d’un papier peint illustrant un détail agrandi et en noir et blanc du Jour de lenteur d’Yves Tanguy. L’image est issue d’une édition de View Magazine (New York) datant de janvier 1942. Cette reproduction est mise en parallèle avec l’unique œuvre que Yannick Langlois a signée dans l’exposition, puis posée au sol devant le mur dédié à Tanguy. Il s’agit d’un buste de jeune femme acheté par l’artiste dont la tête absente est figurée par des champignons recouverts d’un dépôt de cuivre2. La technique employée n’est autre que l’électrolyse au cuivre, une pratique que l’artiste convoque régulièrement dans son travail. L’artiste-commissaire s’approprie les absences qui ponctuent l’espace pour en former autant de mirages et de multiples points de départ à l’imagination des spectateurs.

Fondamentalement, l’exposition « Une Moraine d’objets » se distingue par des jeux de strates, tant spatiales que temporelles, orchestrant la disposition des différents éléments : les cimaises, les bustes, les œuvres et les documents. Au sujet de son exposition, Yannick Langlois évoque la notion japonaise de « Nagori », qui signifie littéralement « l’empreinte des vagues » laissée sur le sable lorsque la mer se retire. Le terme évoque en outre le regret d’une saison qui passe mais reviendra l’année suivante, autrement dit : un temps en suspension. On retrouve ici la notion originale de « moraine », temps et espace de transition, à un certain endroit, au cœur de strates géologiques. Entre la Genèse et l’Apocalypse, l’exposition « Une Moraine d’objets » invite le spectateur à faire l’expérience de multiples intervalles habités par une effervescence onirique.


  1. Par analogie, l’œuvre fait référence à l’environnement dont le personnage de Ballard fait l’expérience.
  2. Yannick Langlois évoque à ce sujet l’utilisation de la technique dite « Oyster Mushrooms »

Toutes les images : Vues d’exposition ©Nicolas Brasseur.


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