Réclamer la Terre

par Laure Jaumouillé

Réclamer la Terre

Palais de Tokyo, Paris 
Du 15.04.2022 au 04.09.2022

Artistes 

Abbas Akhavan, Amakaba x Olaniyi Studio, Asinnajaq, Huma Bhabha, Sebastián Calfuqueo, Megan Cope, D Harding, Karrabing Film Collective, Kate Newby, Daniela Ortiz, Solange Pessoa, Yhonnie Scarce, Thu-Van Tran, Judy Watson

Réclamer la Terre réunit différents artistes issus de pays divers et plus particulièrement de communautés aborigènes. L’exposition aborde des thématiques telles que la pensée environnementale, féministe et post-coloniale. Les artistes exposés démontrent de quelle manière les peuples de tradition orale apparaissent à nos yeux d’occidentaux, non pas comme une résurgence du passé, mais comme une figuration de l’avenir. Tout porte à croire que nous avons beaucoup de choses à apprendre de ces peuples mineurs dont le monde est déjà fini et qui résistent dans un monde appauvri qui n’est pas le leur. Comme le disent Eduardo Viveiros de Castro et Deborah Danowski, il est intéressant de noter que les peuples Amérindiens n’ont jamais eu de concept de Nature et n’ont donc jamais eu le besoin de s’en libérer. En ce sens, on peut dire qu’ils n’ont jamais été modernes. 

D Harding avec Jordan Upkett, Wall Compositions from Memory, 2018, ocre sur mur. Vue de l’exposition « From Will to Form », 6e Biennale de TarraWarra, 2018, Courtesy de l’artiste et Milani Gallery (Brisbane)
Crédit photo : Andrew Curtis
Asinnajaq, Rock Piece (Ahuriri Edition), 2018, vidéo, 4’02’’, Courtesy de l’artiste

L’exposition s’ouvre par une inscription murale de l’artiste australien D Harding. Ce dernier est profondément marqué par l’histoire des Aborigènes du Queensland. Son inscription, qui accueille le visiteur, est réalisée à partir de matériaux issus des terres de ses ancêtres. Amakaba et Olaniyi Studio réalisent une structure contemplative intitulée Soil Temple, un espace sacré qui nous invite à méditer sur la catastrophe écologique mais aussi sur le renouvellement de notre rapport à la terre. L’artiste chilienne Sebastian Calfuqueo présente la vidéo Kowkülen (Liquid Being) (2020) ; celle-ci évoque une poétique de l’eau sous ses différents aspects : lacs, océans, rivières… Tandis qu’elle relie l’eau à la vie, elle est aussi très investie dans la défense des binarités de genre et de sexualité. Asinnajaq, artiste d’origine Inuk (Canada), aborde les savoirs autochtones et leur donne une visibilité inédite. Inspirée par son héritage culturel, elle présente une vidéo intitulée Rock Piece (2018) ; celle-ci évoque notre lien au vivant, des gestes cérémoniels ainsi que le cycle de la vie. Notons que la défense de leurs droits territoriaux par les Autochtones au Canada et aux Etats-Unis apparaît comme un obstacle conséquent pour les sociétés spécialisées dans l’extraction de combustibles fossiles. En septembre 2007, les Nations Unies ont adopté la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, à 143 voix contre 4. 

Megan Cope, Untitled (Death Song), 2020 (détail), vue d’exposition, Biennale d’art australien d’Adélaïde, 2020, Courtesy de l’artiste et Milani Gallery, Brisbane, crédit photo : Saul Steed

L’artiste australienne Megan Cope crée des œuvres in situ qui évoquent des problématiques environnementales. L’artiste est issue de la communauté Quandamooka, de Moreton Bay dans le sud-est du Queensland. Untitled (Death Song) (2020) est une installation qui prend source dans un chant fantomatique, celui d’une espèce d’oiseaux australienne menacée d’extinction. Les cris de ces oiseaux évoquent un certain désespoir environnemental, une allégorie de la menace écologique. Comme le souligne Eduardo Viveiros de Castro, la pensée amérindienne se caractérise par sa dimension perspectiviste. Tandis qu’ils nous voient comme non-humains, les animaux et les esprits se voient eux-mêmes comme humains. L’apparence extérieure de chaque espèce ne serait qu’un « vêtement » qui dissimule une forme interne humaine. Celle-ci n’est visible que par les membres de l’espèce en question ou encore par les « êtres interspécifiques » que sont les chamanes. La pensée amérindienne implique « une unité de l’esprit et une diversité des corps ». On observe ainsi « un état originaire d’indifférenciation entre les humains et les animaux ». 

L’artiste iranien Abbas Akhavan présente une forme de monument aux morts intitulé Study for a Monument (2013-en cours). Ce dernier est destiné à des espèces naturelles aborigènes issues de la région de l’Euphrate. On observe des feuilles, des tiges, des fleurs et des racines moulées en bronze et répandues sur le sol ; ceux-ci apparaissent comme les témoins de la situation écologique dramatique de cette région. L’artiste australienne Judy Watson est issue de la communauté de Mundubbera. Marquée par les peuples Waanyi, à savoir, ses ancêtres autochtones, elle s’engage dans la question environnementale. Elle expose ici une série de peintures évoquant une poétique aquatique, un renouvellement de notre rapport au monde de la vie. L’artiste australienne Yhonnie Scarce est d’origine autochtone Kokatha et Nukunu. Elle présente ici une installation constituée de larmes ou de gouttes d’eau réalisées en verre soufflé. Celles-ci évoquent les essais nucléaires réalisés dans sa province d’origine qui produisent la métamorphose du sol en verre.

Thu-Van Tran, De Vert à Orange – Espèces Exotiques Envahissantes –, 2022, Tirages photographiques sur papier Fuji, contrecollés et encadrés, alcool, colorant, Courtesy de l’artiste & Almine Rech (Paris) Crédit photo : Aurélien Mole

L’artiste vietnamienne Thu-Van-Tran expose un diorama monumental apparaissant comme un immense herbier. On y voit une série de plantes toxiques qui résultent de mutations naturelles ou réalisées de manière artificielle. Thu-Van-Tran nous invite à méditer sur notre manière de cohabiter avec ses plantes et de nous relier à elles de manière viscérale. Collectif australien, Karrabing Film Collective rassemble une trentaine de réalisateurs d’origines aborigènes. Ils présentent une vidéo intitulée The Family and the Zombie (2021) où l’on peut voir des enfants autochtones jouant ensemble en pleine jungle. Tandis qu’il se métamorphose progressivement, le paysage nous apparaît peu à peu comme un espace ravagé. Le film aborde une pensée post-coloniale et dénonce le désastre écologique provoqué par la surconsommation occidentale. Le dualisme Nature-Culture qui définit la modernité occidentale ne peut s’appliquer aux peuples amérindiens, qui opèrent une dissociation de la grande majorité des dualismes modernes : « universel et particulier, objectif et subjectif, physique et moral, fait et valeur, donné et construit, nécessité et spontanéité, immanence et transcendance, corps et esprit, animalité et humanité, et bien d’autres ». Ainsi s’opposent le multinaturalisme amérindien et le multiculturalisme moderne. 

Solange Pessoa, Cathedral, 1990-2003, cheveux, cuir, tissu , vidéo, 7’, Rubell Family Collection (Miami)
Courtesy de l’artiste & Mendes Wood DM (Bruxelles, New York, São Paulo), Crédit photo : Aurélien Mole

Issue du Minas Gerais (Brésil), Solange Pessoa dénonce les ravages causés par l’extraction du fer qui a lieu dans sa région. Inspirée par un langage animiste, ses installations constituées de terre, de mousse, de plumes, de graisse…, évoquent des formes ancestrales et tendent à nous relier au monde naturel. Agriculteurs et vignerons, Hélène Bertin et César Chevalier présentent une série de plantes rares dont les visiteurs deviennent les « pollinisateurs ». A l’étage inférieur, on découvre deux films de Laura Henno : KOROPA (2016) et DJO (2018). Réalisés à Mayotte et à Anjouan, dans l’archipel des Comores, ils évoquent un testament post-colonial. L’artiste développe un lien étroit avec les identités autochtones insulaires ainsi que leurs croyances singulières. 

Selon la cosmologie amérindienne, tout est humain, ce qui revient à dire que l’humain n’a rien d’exceptionnel ; il est la matière première du monde. Selon les mythologies amérindiennes, il est donc impossible d’imaginer un monde sans gens. La destruction du monde correspond à la destruction de l’humanité. L’humanité est « consubstantielle au monde, co-relationnelle au monde ». Ainsi, il ne peut y avoir un monde d’après l’humanité. David Abram insiste sur le caractère spécifiquement local du monde sensuel, « le monde avec lequel nous interagissons directement, sans instrument », qui entre en contraste avec l’environnement occidental global et technologiquement interconnecté. Selon l’auteur, il ne s’agit pas de « retourner en arrière », mais de « permettre à la vision d’un monde commun de plonger ses racines dans notre engagement direct et participatif avec le local et le particulier. »

Laure Jaumouillé

Image à la une: Yhonnie Scarce, Shadow creeper, 2022; Ignames en verre soufflé, acier inoxydable, fil renforcé; Courtesy de l’artiste & THIS IS NO FANTASY (Melbourne), Crédit photo : Aurélien Mole


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