Nicolas Daubanes, entretien

par Anysia Troin-Guis

Développant un travail artistique qui croise sculpture et dessin, Nicolas Daubanes propose une œuvre qui s’inspire des stratégies de résistance, de sabotage et de résilience dans des situations de contrainte, dans des espaces confinés, et élabore une réflexion sur la question de l’enfermement, qu’il soit physique ou psychologique.

La pandémie du COVID-19 a bouleversé tout le fonctionnement de nombreux pays et a ébranlé notre modèle de société néo-libérale. En corollaire, le monde de l’art n’a pas été épargné. Pouvez-vous préciser en quoi les mesures prises pour la prévention du coronavirus ont modifié votre actualité ?

Pour ma part, il y a eu le report de deux expositions dans l’immédiat, une exposition monographique au Château d’Oiron dans les Deux-Sèvres ainsi qu’une exposition aux Glacières de la Banlieue à Bordeaux, monographique elle aussi, qui devait débuter le 3 avril, sur une invitation d’Elise Girardot. Concernant la première, j’imaginais présenter trois ensemble de pièces. Une forme d’escalier hélicoïdal en béton et sucre, de ma série des sculptures « Sabotage », aurait été installée dans la cour d’honneur. Par la suite, j’aurais réuni un ensemble de dessins, plutôt de grand format, en poudre d’acier incrustée sur verre et poudre d’acier aimantée, représentant des lieux dans lesquels une révolte ou une résistance avait été organisée. Enfin, la dernière pièce que je proposais aurait été la diffusion d’une lumière par le biais d’une batterie solaire disposée non loin du Château d’Oiron, à l’Abbaye Royale de Fontevraud. C’est un nouveau protocole de travail que je développe en ce moment, le principe en est « d’enregistrer » dans un endroit précis de l’énergie solaire puis de la rediffuser ailleurs. La diffusion de cette lumière se fait sur une table sur laquelle je dispose des livres qui ne sont jamais ouverts à d’autres moments que sous ce dispositif-là. Ces livres et autres documents sont relatifs au lieu dans lequel je prélève la lumière, relatifs au lieu dans lequel je diffuse la lumière et à mes préoccupations générales. Au fur et à mesure de l’activation de ce projet, cette bibliothèque grandit et le nombre de lieux de prélèvement de lumière aussi.

Aux Glacières, je pensais proposer un tout nouveau dispositif de travail. Sans trop en dévoiler avant l’exposition, je m’appuie sur une évasion de prison qui a été possible tout simplement parce que le prisonnier s’est aperçu que le vent avait émoussé les lames du fil barbelé des murs d’enceinte de la prison.

Je devais aussi participer au salon Drawing Now 2020, un moment très important pour moi puisque je prévoyais d’y montrer une nouvelle série de dessins sur verre. Pour le moment, tout cela est possiblement reporté ! Mon exposition au Palais de Tokyo est prolongée au minimum jusqu’à la fin du mois de juin.

Nicolas Daubanes, Sabotage 2, 2014. Béton, sucre, fer, bois, 330×350×300 cm. Vue de l’exposition SABOTAGE, Lac, Sigean. Photo : ©Yohann Gozard.

Votre exposition au Palais de Tokyo, L’Huile et l’eau, que vous avez réalisée en tant que lauréat du prix des amis du Palais de Tokyo 2018, est actuellement fermée. Pouvez-vous nous préciser le dispositif que vous avez mis en place sur votre compte Instagram pour en prolonger la visite ?

Deux jours avant l’ouverture de l’exposition, je suis allé dans le PC sécurité et j’ai vu tous les écrans de surveillance qui affichaient chaque salle. J’ai photographié les écrans des caméras qui donnaient sur mon exposition. Pour y faire écho et simuler la vidéo-surveillance pendant le confinement, j’ai posté ces photos.

Comment se passe le quotidien pour vous ? Le confinement implique-t-il des contraintes pour votre routine de travail : accès à l’atelier, aux matériaux mais aussi dans les échanges avec les différents protagonistes qui sont au centre de vos œuvres ? Je pense ici aux ouvriers des usines de briques par exemple, pour Aucun bâtiment n’est innocent, ou aux prisonniers, notamment pour Les Mains sales.

Je suis confiné dans mon atelier à Marseille, je n’en bouge pas. Je rattrape quelques lectures en retard comme par exemple Dernière Sommation de David Dufresne, écrit dans le sillage du mouvement des Gilets jaunes et au sujet des violences policières. Je continue à travailler un peu, malgré le risque d’être à court de matériaux habituels. Je commence à démonter mes caisses de transport pour en utiliser le bois comme bois de coffrage et je réalise quelques tests de béton. Aux environs de juillet, je devrais réaliser une sculpture assez conséquente pour le jardin du Centre d’art contemporain de Châteauvert, dans le Var. Les échanges avec les ouvriers et les prisonniers sont évidemment en pause. Cependant, je redécouvre actuellement des images que j’avais réalisées en 2014 à la maison centrale d’Ensisheim, une prison qui se situe dans le Haut-Rhin, je m’y replonge et je revois des choses qui peuvent répondre à la situation. D’une certaine manière, je reprends contact avec certains détenus en parcourant de nouveau mes archives, principalement de longues conversations enregistrées.

Quelles stratégies vous semblent les plus à même de penser esthétiquement la crise actuelle, vos médiums de prédilection étant le dessin et la sculpture ? Si tant est que nous puissions à ce stade de l’événement avoir le recul nécessaire pour réfléchir. Il semble peut-être que nous ne puissions encore que constater, nous interroger, sans pouvoir encore détenir une distance analytique. Quelles modalités de création vous semblent aujourd’hui possibles ?

Pour le moment, je ne crée rien qui soit en rapport avec le confinement. Je continue les différents projets que j’avais en cours. Finalement, cette histoire de confinement est le moyen pour moi de me repositionner légèrement par rapport à mon travail. Un positionnement que je situe du côté du désir de recherche de liberté ou de dégagement des contraintes. Lorsque je passais du temps en résidence en hôpital ou en prison, par exemple, je me mettais déjà en situation de confinement, juste pour aller à la rencontre de ceux qui le vivent, avec contraintes, avec cette impossibilité de franchir la porte de leur cellule ou de leur chambre. Je ne compare évidemment pas notre situation à la prison ou à l’hôpital, mais c’est une situation voisine. Les échanges que j’avais avec les personnes qui vivent ça depuis longtemps ou qui l’on déjà vécu intensément ne tournaient autour que d’une seule chose et je cite ici les mots d’un détenu : « comment arriver à faire la nique à cette putain de réalité, même si ce n’est qu’illusoire, ça fait tout de même du bien ».

Nicolas Daubanes, Hôtel de Ville, 1871, 2020. Poudre d’acier aimantée 7 x 3,50 m. Vue de l’exposition L‘huile et l’Eau, Palais de Tokyo. Photo : Marc Domage

N’y a-t-il pas une ironie dans la mise en place actuelle d’outils à distance pour accéder à l’art malgré la crise sanitaire par rapport aux thématiques que vous abordez dans votre travail ?

C’est précisément pour cela que je place une image de mon exposition au Palais de Tokyo sous « vidéosurveillance » sur mon Instagram. Puis, il faut être conscient que de nombreuses personnes visitent déjà les expositions sur les réseaux sociaux ou publient des vues de l’expo avant même la fin de celle-ci, au risque d’en dévoiler la totalité, d’abîmer le plaisir de s’y rendre et de se confronter physiquement aux pièces proposées. Je ne crois pas répondre correctement à votre question, mais peut-être cela permettra-t-il d’approfondir une réflexion sur les médiations possible d’une exposition, leurs avantages et leurs écueils, et de réfléchir posément à la mise en réseaux de quelque chose que l’on est censé découvrir dans des lieux dédiés?

La notion de confinement nous anime tous aujourd’hui : nous vivons le confinement et, par la force des choses, nombre d’entre nous commentent, explorent, analysent cette situation sans précédent. Cela traverse tout votre œuvre : quelles sont les principales stratégies de détournement que vous avez pu observer ?

Au fur et à mesure de mes résidences d’artiste en prison, je ne pouvais que constater qu’il y avait un rapport étrange à la nourriture. Très souvent, des prisonniers m’apportaient un goûter que je trouvais toujours très élaboré pour des personnes privées d’accès à une cuisine. Je n’ai pas tardé à comprendre que la principale activité de beaucoup d’entre eux était de détourner la nourriture à laquelle ils pouvaient accéder, qu’ils « cantinaient », ainsi que la gamelle qui leur était servie deux fois par jour. Les détournements étaient multiples : laver son poisson en sauce pour le préparer autrement, séparer les ingrédients des biscuits industriels, le chocolat d’un côté, le biscuit de l’autre, sélectionner des ingrédients dans une boîte de conserve et les mélanger à cette semoule que l’on a gardé de côté depuis le début de la semaine… Bref ce confinement et cet accès à une nourriture extrêmement limitée m’ont poussé à réaliser une sorte de livret de recettes que je nomme Cosa mangiare. Ce projet débouche parfois sur des performances dans lesquelles les recettes sont activées, ou parfois simplement sur une affiche de photos des gestes effectués pour cette cuisine.

Il y aussi un autre de mes projets qui touche directement la question du confinement et du désir d’en échapper : Crazy diamond. Lors de ma résidence artistique au sein de la maison centrale d’Ensisheim, je proposais aux participants de mes ateliers de réfléchir à un objet qu’ils souhaiteraient tenir en main et qu’ils ne pouvaient absolument pas avoir. Une fois cet objet en tête, je leur demandais de le fabriquer en argile, puis de se mettre en situation pour l’utiliser comme s’ils pouvaient réellement s’en servir. Une fois prêts à passer à l’action, je proposais de les filmer puis de passer l’ensemble des images en noir et blanc, entièrement vectorisées, tel un film d’animation. Une fois la transformation faite, on pourrait croire que chacun d’entre eux manipule un objet qu’il a  réellement en main. L’un avait choisi de se servir (virtuellement) un verre de whisky, l’autre proposait des fleurs, un troisième fabriquait une clef, celle de sa cellule puis la broyait dans ses mains …

Nicolas Daubanes, Crazy Diamond, 2017. 6 vidéos, installation, 6’30 ».

Il y a un grand matériel d’archives qui est en train de se construire, dans l’art, dans la littérature, mais surtout sur les réseaux sociaux, à travers divers types de témoignages. Participez-vous à cet élan plus ou moins quotidien qui, s’il est irrégulier et de qualité variable, constitue une véritable somme sur cette période inédite de l’histoire contemporaine, croisant pandémie et déploiement de la parole dans une société hypermédiatique ? Vous développez dans vos travaux une réflexion sur l’histoire et les événements liant situation extrême, remise en question des libertés, relations de pouvoir et rapports dominés-dominants : que vous évoque ce que l’on vit aujourd’hui ?

Je suis extrêmement attentif à la situation ainsi qu’aux solutions que les personnes inventent pour contrer l’empêchement de circuler, cette obligation à rester chez soi. J’observe les désirs qui naissent, la façon dont cela s’exprime et par quel biais. Je vois passer, notamment, des images du côté de Toulouse où l’on diffuse des revendications par vidéoprojecteur : des mots, des phrases sur les murs de la maison d’en face ! Je regarde ce qui se passe sur les réseaux sociaux mais aussi par la fenêtre de mon atelier et, simplement, à la supérette du coin ; même le comportement de mon maraîcher m’intrigue, me captive. Cette situation est pour moi « connue » puisque je vais la chercher régulièrement, je m’y confronte et j’essaye de savoir comment certains décident d’entrer en résistance à cela. Je m’y suis confronté aussi pour des raisons de santé, et c’est bien là le point de départ de mon intérêt pour tout cela. Mais pour la situation présente, on va avoir besoin de recul, je vais en avoir besoin pour analyser nos comportements. Pour le moment, je me positionne du côté de l’observation, comme un spectateur très méticuleux.

La situation d’aujourd’hui me fait aussi penser à la conversation que j’ai eue avec un détenu condamné à perpétuité qui, au vu des actes qu’il a commis, ne sortira probablement jamais. Il m’expliquait que l’un de ses désirs les plus profonds était simplement de se balader dans la rue. Comme la définition de ce verbe un peu familier l’indique, il voulait simplement se promener sans but aucun, une errance, un geste gratuit empreint d’un sentiment de liberté profond. Faute de pouvoir le faire, il branchait de temps en temps sa console de jeux vidéo et, par le biais d’un des programmes, il promenait du bout des doigts un personnage de pixels dans les rues d’une mégalopole, aux États-Unis. C’était sa façon à lui de se balader. Il ne remplissait aucun objectif dicté par les règles du jeu et marchait uniquement à l’aide d’un joystick. Ces différentes pistes constituent les éléments de la réflexion que j’ai pu avoir ces derniers temps et à laquelle je m’attèle actuellement, dans la perspective de produire un contenu en ligne. Cet homme m’avait, en effet, autorisé à filmer l’écran pendant qu’il « jouait ».

Nicolas Daubanes, Ministère des Finances, 1871, 2020. Poudre d’acier aimantée, 7 x 3,50 m. Vue de l’exposition L’huile et l’Eau, Palais de Tokyo. Photo : Marc Domage

Image en une : Nicolas Daubanes, Cosa Mangiare.©ROVO.


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