Larissa Fassler
Tissus urbains
La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, 23.01-20.03.2021
Signal strident, portes du métro qui claquent, écho de pas dans un couloir, la voix d’une femme décrit le quotidien des voyageurs de la capitale – mendicité, appels téléphoniques, saut d’un tourniquet. Cette création sonore, Larissa Fassler l’a produite l’été dernier, à l’occasion de sa résidence à Noisy-le-Sec. Familière des explorations urbaines, l’artiste, née en 1975 à Vancouver, a été invitée par La Galerie à porter un regard sur cette ville moyenne de la banlieue parisienne. Tandis que la galerie Poggi, dans l’hypercentre parisien, présente au même moment un solo show sondant les mécanismes de contrôle au sein des mégalopoles, le centre d’art s’intéresse à la perception de l’espace urbain par ses usagers1. Larissa Fassler est, en effet, plus familière des métropoles – de Paris à Londres en passant par Berlin, où elle a élu résidence. À la manière d’une sociologue, l’artiste s’attache à recenser durant plusieurs mois, voire des années, les dimensions et les pratiques de ces espaces. Relevés, croquis, notes, empreintes sonores et mesurages sont traduits sous forme de vastes compositions graphiques, plans et maquettes alimentées par la consultation d’archives historiques. C’est ainsi moins le projet architectural qui intéresse l’investigatrice que les interactions des habitant·e·s avec l’environnement construit. Prolongeant les cartographies psychogéographiques imaginées par Guy Debord, elle focalise l’attention sur les « effets précis du milieu géographique (…) agissant directement sur le comportement affectif des individus2 », moins sous la forme de la dérive que de la méthode rigoureuse et compulsive.
En 2014, l’artiste s’immerge dans la gare du Nord, réalise des croquis en retournant dans les mêmes secteurs – parfois six heures durant, note le genre, l’âge, la classe, les vêtements et les actions des usagers, les couleurs, les sons, les odeurs. L’immense pôle d’échanges multimodal est traversé par 700 000 passager·e·s par jour, première gare d’Europe en terme de fréquentation. Les dispositifs de contrôles nationaux et internationaux, la solidarité des voyageurs pour frauder les portiques, la pauvreté ou l’occupation genrée des territoires y sont immédiatement perceptibles. L’enquête a donné lieu à cinq grandes compositions graphiques. Gare du Nord V (2014-2015) traduit une partie de ses observations sous forme de carte labyrinthique qui mêle plan et perspective axonométrique en faisant varier les échelles. Sur les motifs d’imprimés wax se superposent en millefeuille les accès et les différents niveaux du bâtiment. Les scènes quotidiennes sont notées au crayon : « quelqu’un jouant du piano », « “Maintenant, où pensez-vous que certains fonctionnaires pourraient être ?” – demande un homme à l’accent américain prononcé », « Forte odeur de parfum enivrant venant d’une femme blanche aux cheveux blonds derrière moi – musquée », « ! Une grosse pièce de métal rouillée tombe du plafond », etc. La polyphonie retranscrit la violence et la vitesse de cette « place du village global3 » où chaque conversation glanée est prétexte à la narration, collage de destins fragmentaires pris à la volée – musical. Avec Kotti (2008), la carte de la Porte de Cottbuss multiplie encore davantage les sédimentations temporelles. Les enseignes de kébab se mêlent aux cortèges de manifestants antifascistes sur cette place de Kreuzberg – la plus cosmopolite de Berlin. Signalisations aux couleurs vives et annotations au feutre indiquant les passages souterrains recouvrent une page de roman ou des coupures de presse commémorant l’assassinat du militant communiste turc, Celalettin Kesim, en 1980. Les informations, rétroprojetées avant d’être retranscrites au crayon, se heurtent et refluent de la mémoire – relevé archéologique. « Ce que j’apprécie le plus quand je marche en solitaire et que je parle une autre langue, c’est la suspension partielle de mon identité4 », écrit le romancier espagnol Antonio Muñoz Molina.
Dans le salon de cette ancienne maison de notaire serpente une immense maquette des tunnels d’Alexanderplatz (2006). Plusieurs mois ont été nécessaires à l’artiste pour compter le nombre de pas qui ont servi d’étalon dans la fabrication de la maquette. L’expérience de ce nœud de circulations invisibles s’est effectuée par le déplacement – perception kinesthésique. Les mutations urbaines la fascinent : expression du pouvoir public, mais surtout réappropriation par la population. Larissa Flasser est arrivée à Noisy entre deux chantiers de réhabilitation de la place du centre d’art, de la médiathèque et du théâtre, plantés entre les barres de logements collectifs. Noisy-le-Sec Sculpture (2020), produite pour l’occasion, reprend l’implantation des immeubles PVC (Paul Vaillant Couturier) aux façades ocres et crème – environnement immersif et fantomatique. Chaque structure en contreplaqué est étirée, traduisant le sentiment d’oppression face à ces tours qui constituent autant de signaux visuels. Au revers, des motifs de tissus wax, tamouls, berbères et de marques de prêt-à-porter gravés au laser disent en creux la fonction du vêtement – faire signe, communautaire ou marchand.
Attirée par les requalifications urbaines qui, en modifiant les usages, participent souvent à la gentrification des sites, la plasticienne a conçu deux coupes du Forum des Halles (1973-1979) peu de temps avant sa destruction, à l’heure de la restructuration du quartier – Les Halles (tricolores) (2011). Juchées sur des socles tricolores, à hauteur de regard, les maquettes aux matériaux dégradés évoquent les ruines d’un espace public porté par les principes de lumière et de transparence. Arcs, verrières et parois miroitantes composent alors un palais rétrofuturiste aux accents exotiques dont les piédestaux écorchés trahissent le déclin. À Noisy, le programme de réaménagement s’inscrit dans une logique de désenclavement de la ville à plus long terme. Le projet du Grand Paris a intégré ce tissu urbain coincé entre le chemin de fer, le canal de l’Ourcq et deux autoroutes. Mise en relation avec la Maison des Solidarités et les archives municipales lors de sa résidence d’un mois et demi, Larissa Fassler a fait imprimer une grande carte urbaine sur laquelle chacun·e peut exprimer son ressenti et les choses à améliorer dans la ville par des gommettes colorées. Didactique et interactif, le dispositif rappelle les cartographies participatives des consultations citoyennes… Trace des ateliers menés avec les habitant·e·s, révélatrice de l’occupation des espaces publics par les hommes, l’œuvre semble encore aux prémices d’une recherche, balisage préparatoire pour d’autres arpentages.
- L’exposition a été conçue en concertation entre les deux structures. « Ground Control », Galerie Jérôme Poggi, Paris, janvier – février 2021.
- Guy-Ernest Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », in Les lèvres nues, Bruxelles, n°6, septembre 1955.
- Dans le film choral de Claire Simon qui dresse un portrait de la gare du Nord, un étudiant en sociologie veut en faire le sous-titre de sa thèse ; Claire Simon, Gare du Nord, Les Films d’ici et Productions Thalie, 2013.
- Antonio Muñoz Molina, Un promeneur solitaire dans la foule, Paris, Seuil, 2020, p. 341.
Toutes les images : Vue de l’exposition « Tissus Urbains » de Larissa Fassler. La galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec. Photos @Aurélien Mole
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- Du même auteur : Laure Prouvost, Charlotte Charbonnel, Danser sur un volcan, La fête de l’insignifiance, Trois éditions récentes,
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