L’abstraction géométrique belge

par Aude Launay

Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux, du 28 juin au 29 novembre 2015

Née, si l’on peut dire, de ce qui a semblé à certains un « point final1 » dans l’histoire de la peinture— à savoir les fameux « carrés » de Malevitch ; le noir sur fond blanc de 1915 ou son comparse blanc sur fond blanc de 1917 ayant produit l’effet d’un climax autant que d’une impasse — l’abstraction géométrique s’est, on le sait, développée parallèlement dans différents pays, et l’on pensera immédiatement à la Russie mais aussi à l’Allemagne, la France et la Suisse. La « peinture pure » annoncée dès 1912 par Guillaume Apollinaire, alors que la scission entre abstraction lyrique et géométrique se fait déjà jour (Kandinsky présente Komposition V en décembre 1911 tandis que, quelques mois plus tard, Kupka peint les premiers de ses Plans verticaux) se veut un objectif, établi conceptuellement2 avant de prendre forme.

Marthe DONAS, Nature morte "K", circa 1917-1919. Huile sur toile, 33 x 21,6 cm. Collection privée, courtesy Roberto Polo Gallery, Bruxelles.

Marthe DONAS, Nature morte « K », circa 1917-1919. Huile sur toile, 33 x 21,6 cm. Collection privée, courtesy Roberto Polo Gallery, Bruxelles.

Internationale dès son origine, cette pensée d’une peinture détachée de la représentation de l’objet évolue en parallèle par-delà des frontières géographiques pourtant encore très marquées et, en Belgique, territoire auquel l’Espace de l’Art Concret consacre ses espaces pour une exposition intitulée « L’abstraction géométrique belge », c’est une femme qui fait figure de pécurseur. Bien que l’exposition couvre près d’un siècle de pratique picturale, il est certain que le moment le plus excitant qu’elle met en scène se trouve dans les premières salles qui font montre du passage à l’abstraction, du moment où la peinture devient à elle-même son propre sujet. De Marthe Donas, Nature morte « K » (circa 1917-1919), composition délibérément abstraite, voisine avec la stupéfiante Poupée cubiste (1918) : alors que l’on pensait que les sculptural paintings de l’Américain Abraham Joel Tobias (1913-1996) faisaient de lui l’un des pionniers du shaped canvas, l’on découvre aux cimaises du château de Mouans-Sartoux cette huile sur panneau découpé dont les contours suivent les lignes de force de la peinture qui figure une fillette stylisée dont l’image impressionne. Oscillant entre enfant de chair et pantin de bois, visage à la rondeur enfantine et aux traits acérés, cette « poupée » aux accents franchement cubistes se dissout dans les aplats qui l’environnent pour se fondre avec le tableau lui-même, dépassant ainsi la « traditionnelle » fusion du sujet avec l’objet propre au cubisme pour ouvrir à une interaction de l’objet-tableau avec le grand aplat qui l’environne généralement, c’est-à-dire le mur.

Marthe DONAS, Poupée Cubiste, 1918. Huile sur panneau, 69,4 x 41,2 cm. Collection privée, courtesy Roberto Polo Gallery, Bruxelles.

Marthe DONAS, Poupée Cubiste, 1918. Huile sur panneau, 69,4 x 41,2 cm. Collection privée, courtesy Roberto Polo Gallery, Bruxelles.

Un peu plus loin, dans la Construction n°43 (1925) de Pierre-Louis Flouquet, la figure le dispute sans cesse à l’abstraction pure, les formes géométrisées soulignées de contours francs ombrés comme pour leur donner une physicalité plus dense « ne représentent rien sinon une harmonie3 ». De ce type d’abstraction que Flouquet nommera Plastique Pure, le critique P. Bourgeois dira qu’elle est « une peinture décorative qui obéit objectivement, physiquement au processus de la composition architecturale », que « son destin s’est complètement réalisé dès qu’en une pièce bien proportionnée (pleins et vides), elle pose un ensemble équilibré de lignes et de couleurs.4 » L’on trouve ici en germe, si l’on excepte le terme « décorative », certains des principes de l’art concret, dénommé ainsi en 1924 par Theo Van Doesburg, ce même Van Doesburg qui dessina notamment, quelques années plus tôt, l’affiche d’une exposition de la Section d’Or, organisée par le groupe de Puteaux dont Marthe Donas était membre.

Pierre-Louis FLOUQUET, Construction n° 43 (Peinture murale - B), 1925, oil on canvas, 149.4 x 120 cm © dr

Pierre-Louis FLOUQUET, Construction n° 43 (Peinture murale – B), 1925, oil on canvas, 149.4 x 120 cm © dr

Ceux que Fabienne Grasser-Fulchéri, directrice de l’Espace de l’Art Concret et commissaire de l’exposition nomme la deuxième génération d’abstraits géométriques belges sont les auteurs des œuvres produites de 1945 aux années quatre-vingt. L’on citera pêle-mêle les très beaux Guy Vandenbranden qui ne dépareraient pas dans une exposition de jeunes peintres des années deux mille et les saisissants Jo Delahaut qui se sont délestés de toute fioriture pour se concentrer sur les rapports entre forme et couleur dans des juxtapositions d’aplats colorés produits par la répétition de modules dans un réel effacement du geste et une occupation totale de la surface du tableau. Co-signataire du manifeste du spatialisme qui déclarait notamment que « Le spatialisme est une construction concertée de formes et de couleurs qui tend à donner à celles-ci une vie et une poésie propres », Delahaut le théoricien, l’universitaire, l’écrivain, a beaucoup œuvré à la redécouverte de ses aînés dont Victor Servanckx et Jozef Peeters, tous deux présents dans l’exposition.

Vandenbranden_W 012 Guy VANDENBRANDEN, W 012 - Compositie, 1954, olie op doek, 80 x 100 cm, Callewaert-Vanlangendonck Collection © dr

Guy VANDENBRANDEN, W 012 – Compositie, 1954, olie op doek, 80 x 100 cm, Callewaert-Vanlangendonck Collection © dr

Guy Vandenbranden Compositie, 1953. latex sur toile, 80 x 55 cm Collection Callewaert-Vanlangendonck Gallery © droits réservés.

Guy Vandenbranden
Compositie, 1953.
latex sur toile,
80 x 55 cm
Collection Callewaert-Vanlangendonck Gallery
© droits réservés.

 

Jo DELAHAUT Sérigraphie n°6 jaune-bleu, 1968. INV 11782. Collection de l'Etat belge © Vincent Everarts

Jo DELAHAUT
Sérigraphie n°6 jaune-bleu, 1968. INV 11782. Collection de l’Etat belge © Vincent Everarts

Mais c’est aussi par la continuité de cette histoire qu’elle présente que l’exposition est intéressante : trois artistes en représentent l’héritage contemporain dans les salles de la Donation Albers-Honegger, Bas Ketelaars (né en 1979), Pieter Vermeersch (né en 1973) et Ann Veronica Janssens (née en 1956). Si Cocktail Sculpture (2008) et Yellow Yellow (2010) de cette dernière, cubes de verre emplis d’huile de paraffine surmontée d’eau distillée ou d’une feuille de latex évoquent évidemment directement les Cubes de Larry Bell, ils offrent aussi un écho très juste aux ambitions de Marthe Donas qui disait chercher à explorer « l’au-delà de la matière » et trouver « l’infini dans le fini ».

Ann Veronica JANSSENS Yellow Yellow, 2010
,verre, huile de paraffine, feuille latex, cube en verre : 50 x 50 x 50 cm, socle : 50 x 50 x 55 cm, kamel mennour, Paris Exposition L'abstraction géométrique belge, Espace de l'Art Concret, © François Fernandez

Ann Veronica JANSSENS
Yellow Yellow, 2010
,verre, huile de paraffine, feuille latex, cube en verre : 50 x 50 x 50 cm, socle : 50 x 50 x 55 cm, kamel mennour, Paris
Exposition L’abstraction géométrique belge, Espace de l’Art Concret, © François Fernandez

La perplexité des sens qu’induisent les sculptures de Janssens trouve son pendant immersif dans l’installation de Pieter Vermeersch (Untitled, 2015) qui conclut le parcours. Un plan coloré et un plan lumineux s’entrecroisent, se déployant sur deux murs contigus pour mieux biaiser avec le regard : on rentre dans la lumière mais elle nous empêche d’accéder à la couleur, elle l’assourdit, la trouble et la plombe tout en s’étalant vivement dans sa blancheur nue dès qu’elle l’outrepasse et vient ouvrir sur le blanc sombre du mur comme le reflet coruscant de la fenêtre qui lui fait face. Vermeersch — comme Janssens — ici, joue les illusionnistes, manipulant l’architecture avec la peinture, s’éloignant ainsi de l’art concret bien que de prime abord, son œuvre prenne « forme avec l’aide de la couleur, de l’espace, de la lumière, du mouvement5. »

 

Pieter VERMEERSCH, Untitled, 2015, peinture acrylique et projection au mur, dimensions variables, courtesy de l’artiste Exposition L'abstraction géométrique belge, Espace de l'Art Concret, © François Fernandez

Pieter VERMEERSCH, Untitled, 2015, peinture acrylique et projection au mur, dimensions variables, courtesy de l’artiste
Exposition L’abstraction géométrique belge, Espace de l’Art Concret, © François Fernandez

Pieter VERMEERSCH, Untitled, 2015, peinture acrylique et projection au mur, dimensions variables, courtesy de l’artiste Exposition L'abstraction géométrique belge, Espace de l'Art Concret, © François Fernandez

 

1 Claude Lorent, « Permanence et persistance de l’abstraction géométrique », in L’abstraction géométrique belge, catalogue de l’exposition du même nom, Espace de l’Art Concret / Snoek, 2015, p. 36.

2 Cf. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et notamment la comparaison entre l’édition de 1911 et le manuscrit de la quatrième édition rédigé en 1914 établie dans le passionnat essai de Leah Dickerman, « Inventing Abstraction » publié dans Inventing Abstraction, 1910-1925, How a Radical Idea Changed Modern Art, The Museum of Modern Art, New York, 2012, catalogue de l’exposition du même nom.

3 P. Bourgeois, « chronique du Salon de la Jeune Peinture », 7 Arts, extrait publié dans La Cité, Urbanisme, Architecture, Art Public, n°9, janvier 1923.

4 Idem.

5 Extrait du manifeste de l’Art Concret signé Theo Van Doesburg et co-signé par Jean Hélion, Otto Carlsund, Léon Tutundjian et Marcel Wantz en 1930, « Base de la peinture concrète », publié dans le numéro unique de la revue Art concret.


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